LUCIAN BOIA : La Roumanie, une synthèse européenne

LUCIAN BOIA

La Roumanie, une synthèse européenneComment définir la Roumanie? Comment apprécier sa place à l’intérieur de la famille européenne? En fait, il est déjà difficile de préciser sa position géographique. Appartient-elle aux Balkans? Ou plutôt à l’Europe orientale? Ou à l’Europe centrale?

Tout peuple et tout pays sont le résultat d’un processus de synthèse. La Roumanie peut-être encore plus que les autres entités européennes. L’Etat roumain date de 1859, la Grande Roumanie, de 1918. L’histoire de la Roumanie et des Roumains a été, pendant plusieurs siècles, l’histoire de trois formations territoriales distrinctes: la Valachie, au Sud, près du Danube, la Moldavie, à l’Est, et la Transilvanie de l’autre côté des Carpathes, regardant vers l’Ouest. Simplifiant des rapports sans doute plus complèxes, on serait tenté de dire que la Valachie présente des traits balkaniques assez prononcés, tandis que la Moldovie est orientée non seulement vers le Sud, mais aussi vers le Nord (la Pologne) et vers l’Est (la Russie), et la Transylvanie appartient à l’Europe centrale, c’est-à-dire, dans une mesure appréciable, à l’espace de la civilisation occidentale.En fait, les Balkans sont très présents au long de l’histoire des Roumains, bien que du point de vue strictement géographique cette péninsule n’englobe pas la Roumanie, sa limite septentrionale étant marquée par le cours du Danube. La Roumanie se trouve au nord de ce fleuve (à l’exception de la Dobroudja, région située entre le Danube et la mer Noire). Et pourtant… ce ne sont pas en premier lieu les montagnes et les rivières qui définissent un espace de civilisation. La Roumanie est bien balkanique par une longue histoire et par de multiples rapports humains et culturels. Le Danube réunit plutôt qu’il ne sépare. Dans l’Antiquité, les tribus thraces occupaient à la fois la moitié Nord de la péninsule des Balkans et le territoire actuel de la Roumanie. L’expasion romaine et le processus de romanisation se sont déroulés au Sud comme au Nord du Danube. Au Moyen Age, l’Empire byzantin offrit aux Roumains leur principal modèle politique, culturel et religieux, surtout par l’intermédiaire des Slaves des Balkans (Bulgares et Serbes). Les Turcs avancèrent à leur tour par les Balkans et leur expasion finit par attacher les Roumains, pour plusieurs siècles, à l’Empire ottoman, dans le même ensemble que les autres peuples balkaniques; parmi ceux-ci, les Grecs devaient exercer, au début de l’époque moderne, une influence culturelle particulièrement forte. On ne saurait pas, évidemment, détacher la Roumanie des Balkans; mais comme elle n’est pas, tout de même, un territoire proprement balkanique, les historiens et les géographes roumains ont opté pour son encadrement dans ce qu’on appelle l’«Europe du sud-est», formule comprenant les Balkans plus la Roumanie. Voilà le problème résolu, au moins en ce qui concerne la terminologie!

En réalité, la situation se présente d’une manière beaucoup plus nuancées, vu les rapports entretenus par la Roumanie avec les différents espaces de civilisation. Dans l’Antiquité, les Celtes sont venus de l’ouest, de l’Europe centrale, et les Scythes de l’est, des steppes situées au nord de la mer Noire. La présence de ces deux peuples a eu un impact important sur la civilisation des Daces. Plus tard, la conquête romaine et la romanisation représentèrent l’aboutissement d’un processus d’occidentalisation. Puis, au Moyen Age, la Transylvanie fut rattachée à la Hongrie; il y eut une infusion significative ethnique et culturelle hongroise et allemande. De l’autre côté, dans la Dobroudja annexée par les Turcs, l’empreinte balkanique et orientale fut très forte. Au moment de son rattachement à la Roumanie, cette province était une véritable mosaïque ethnique et culturelle: Turcs et Tatars, Roumains, Bulgares, Grecs, Russes… et même Allemands, Italiens et Arabes; aucun autre coin de l’Europe ne présentait un mélange pareil sur une étendue si limitée. La Moldavie fut, à son tour, tiraillée entre plusieurs zones géo-politiques et finalment démembrée. Sa partie du Nord – la Boukovine – revint à l’Empire des Habsbourgs, situation qui évolua vers une nouvelle mosaïque ethno-culturelle; Roumains, Ukrainiens, Allemands, Juifs… La Bessarabie (la moitié orientale de la Moldavie) fut annexée par les Russes; il y eut une forte colonisation slave (Russes, Ukrainiens) et une politique tenace de russification.

Bien que des éléments communs ont toujours existé entre toutes ces parties de l’ensemble – et en premier lieu la présence même des Roumains comme population majoritaire, un peu partout –, les régions eurent leur identité incontestable, résultant des contextes historiques différents et de cette ouverture de l’espace roumain vers tous les points cardinaux. Il est vrai que le processus de modernisation du dernier siècle, l’affirmation de l’État-nation et sa fonction assimilatrice, l’uniformisation recherchée et partiellement réussie par le régime communiste, et en plus l’émigration de plusieurs groupes ethniques (Allemands, Juifs, Turcs) ont beaucoup attenué la diversité de l’espace roumain, mais sans l’effacer complètement. Au moment de la constitution de la Grande Roumanie, les particularités étaient non négligeables. La Roumanie réunissait – pour nous limiter à quelques exemples – une Olténie essentiellement roumaine et paysanne, une Transylvanie majoritairement roumaine, mais avec de fortes minorités hongroise et allemande (représentant même la majorité dans le milieu citadin), une Moldavie où les Juifs étaient particulièrement nombreux, surtout dans les villes, une Bessarabie où les Roumains côtoyaient des Russes, des Ukrainiens, des Juifs, des Gagaouzes (population chrétienne de langue turque), une Dobroudja particulièrement cosmopolite, avec son côté oriental, ses Turcs et ses Tatares…

Un trait caractéristique de l’espace roumain est sa position marginale, sa condition de «frontière». Au long de l’histoire, celui-ci s’est toujours trouvé en marge ou à la limite des grands ensembles politiques et de civilisation. Ici finissait l’Empire Romain (la frontière entre les deux mondes, romain et «barbare», coupant en deux la Dacie – la Roumanie d’aujourd’hui). L’Empire byzantin, à son tour, s’étendait jusqu’ici, l’Empire ottoman aussi. La frontière de la civilisation occidentale traverse aussi le territoire roumain. Au début de l’époque moderne, exactement dans l’espace roumain, se trouvait le point de convergence des trois grands empires: l’Empire ottoman, l’Empire des Habsbourgs et la Russie des tsars. Par rapport à la Russie, à l’Allemagne ou à l’Autriche, à la Turquie, les Roumains se trouvaient dans une position périphérique. Aujourd’hui, ils occupent toujours une position pareille, en marge de l’Union européenne: candidats, avec des chances qui restent à valoriser, à l’intégration dans une Europe unie. Cette situation quasi permanente de «frontière» a eu deux effets complémentaires et contradictoires. D’une part, un certain degré d’isolement: réception «atténuée» des modèles, perpétuation des structures traditionnelles, mentalité attachée aux valeurs autochtones. D’autre part, bien au contraire, une combinaison extraordinaire d’infusions éthniques et culturelles provenant de toutes directions. La Roumanie est un pays qui a assimilé, d’une époque à l’autre, ou distinctement, d’une région à l’autre, une surprenante variété d’éléments et valeurs européens. Il serait difficile de trouver une autre synthèse européenne résultant d’un mélange aussi varié, de tant de couleurs différentes. Situé au croisement des routes et des civilisations, l’espace roumain est par excellence ouvert; il s’est remarqué par une permanente instabilité et un mouvement incessant d’hommes et de valeurs.Mais le dépassement d’un certain seuil put provoquer des réactions adverses. Réceptif aux modèles étrangers, mais se sentant parfois dominé ou agressé, le Roumain essaie de se défendre afin de sauver son héritage. Ainsi, une coupure se dessine a l’intérieur même de la société roumaine. Certains sont séduits par l’Europe, d’autres hésitent ou refusent de regarder au-dehors. Les deux orientations, européenne et autochtone, définissent une polarisation intellectuelle typique de la société roumaine. Nous ouvrons-nous complètement vers les autres ou choisissons-nous de nous fermer en nous-mêmes? L’affrontement de ces tendances contradictoires a accompagné le processus de modernisation des deux derniers siècles; une véritable mythologie s’est édifiée sur la dichotomie Roumain–étranger, ou ville–village (le milieu citadin étant considéré comme essentiellement cosmopolite, tandis que la paysannerie était supposée conserver le fond inaltéré d’une civilisation roumaine pérenne). Fut édifié aussi – en désaccord avec l’histoire réelle –, le mythe d’une nation roumaine toujours unie et peu sensible aux influences étrangères…

Le plus grand tournant dans l’histoire moderne des Roumains commence vers 1830. Ce fut l’époque où l’élite roumaine décida de jouer la carte de l’Occident, de la modernisation à l’occidentale. Ceci dans une société intégrée jusqu’alors (surtout la Valachie et la Moldavie) dans la partie balkanique et orientale du continent. Dans l’espace d’une génération, l’élite connut une mutation radicale. Le français remplaça le grec comme langue de culture. Le costume oriental céda devant la mode parisienne. L’alphabet cyrillique qui rapprochait le roumain de l’écriture des nations slaves orthodoxes fut éliminé en faveur de l’alphabet latin. Les jeunes Roumains prirent le chemin de Paris; pour plus d’un siècles, la France devait assurer la formation de la plus grande partie de l’élite intellectuelle du pays. L’Allemagne aussi joua un rôle, s’imposant comme le deuxième grand modèle après la France. L’essentiel des structures et institutions politiques, juridiques et culturelles de l’Occident fut adopté. Bucarest devint (au moins dans l’imaginaire) le Petit Paris. La Roumanie aspirait à obtenir le statut d’une «Belgique de l’Orient». Un syntagme fit carrière: celle qui définissait la Roumanie comme une «île latine dans une mer slave» (auparavant, la religion orthodoxe réunissait les Roumains aux peuples slaves; maintenant l’idéal national et la volonté de modernisation les en éloignaient). Sortir en quelque sorte de l’espace oriental de l’Europe, se rattacher aux nations-sœurs de l’Occident, tel fut pendant plus d’un siècle le grand pari des Roumains. Un premier temps fort d’occidentalisation avait été – presque deux mille ans auparavant – la conquête romaine et la romanisation de la Dacie. Mais ensuite, ce fut l’Est qui s’imposa; les Roumains passèrent le Moyen Age attachés à l’Europe byzantine, slave et orthodoxe (avec une évolution particulière de la Transylvanie, où une partie des Roumains abandonèrent, en 1700, l’orthodoxie, pour intégrer, en tant qu’«uniates» ou «gréco-catholiques», l’Eglise romaine). Au XIXe siècle, le pendule de l’Histoire orientait de nouveau les Roumains vers l’Occident.

Tous ces mouvements contradictoires, déroutants et enrichissants à la fois, se sont incrustés aussi dans la langue roumaine. C’est une langue essentiellement romane, mais qui, à la différence des langues de la même famille de l’Occident, porte une empreinte orientale très caractéristique. En ce qui concerne le vocabulaire, elle a assimilé un nombre considérable de mots slaves, grecs et turcs. Au XIXe siècle, et en étroit rapport avec la nouvelle orientation vers l’Occident, se passa en quelque sorte, sur le plan linguistique, une «deuxième latinisation», en premier lieu par une formidable infusion de néologismes français. Fut éliminée ou marginalisée une partie du fonds slave ou oriental. Les emprunts français ou dans lesquels le français reste la première langue de référence ont été éstimés à 39% du vocabulaire roumain courant et à une fréquence de 20%. C’est dire que, dans le langage courant, un mot roumain sur cinq est aujourd’hui d’origine française.

Le communisme imposé à la Roumanie à la fin de la deuxième guerre mondiale coupa net cette évolution vers les structures occidentales. Le même pendule de l’Histoire réorienta la Roumanie vers l’Est; l’«île latine» qui cherchait depuis quelque temps à naviguer vers l’Ouest fut obligée de réintégrer la mer slave. Plus q’un siècle d’histoire fut ainsi gaspillé (il aurait fallu, probablement, encore deux générations pour mener à terme, et en profondeur, le processus d’occidentalisation). Le communisme a presque tout détruit, afin de reconstruire sur une base différente. C’était en fait sa philosophie: la création d’un monde nouveau. La fin de cette aventure idéologique et la chute du système ont ramené les Roumains à la «case départ» – cette d’une nouvelle tentative de se déplacer vers l’Ouest (avec la difficulté supplémentaire des structures et mentalités encombrantes – héritées du communisme – qui rendent le chemin moins pratiquable que jadis).

Ainsi, les aléas de l’histoire ont porté les Roumains dans tous les sens. Le côté négatif du bilan est évident. L’instabilité est devenue règle de vie, engendrant peu de confiance dans un avenir toujours incertain, la tentation du repli sur soi, la quête du compromis plutôt que des grands principes directeurs… Sans tomber dans une facile psychologie des peuples, il est permis de penser que les multiples contradictions de l’histoire parcourue ont dû laisser des traces dans le comportement des Roumains. Mais on doit considérer aussi le bon côté: la Roumanie est véritablement un pays européen, une des synthèses les plus riches et originales produites sur notre continent. Pour elle, le temps d’un choix décisif est venu. Elle doit tout simplement mettre une sourdine aux voix qui prêchent le repli ou une illusoire voie particulière, pour cultiver et développer ses remarquables aptitudes d’ouverture, sa capacité – prouvée au long des siècles – de communiquer, d’apprendre et d’assimiler. De se situer – sans sacrifier sa spécificité – à l’heure de l’histoire.

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