MICHEL DEGUY
dialogue avec
ȘTEFAN AUG. DOINAȘ

 
 

STEFAN AUG. DOINAȘ: Cher poète, cher ami, je vous propose un dialogue sur la poésie: un entretien capable d’éviter les exagérations des poètes eux-mêmes, mais, aussi des critiques qui — dans un sens ou dans l’autre — ont faussé la juste perception de cette démarche spirituelle. «La poésie est en vérité quelque chose de divin», écrit Shelley, et avec lui tous les romantiques. Et il ajoute sans hésiter: «La poésie n’est pas, comme le raisonnement, un pouvoir qu’on exerce selon la résolution de la volonté. L’homme ne peut pas dire: „Je composerai de la poésie.” Même le plus grand poète ne peut parler ainsi, car l’esprit en état de création est comme un charbon qui s’éteint, une influence invisibile, une sorte de vent inconstant; éveillé à l’état transitoire; cettte puissance surgit de l’intérieur, comme la teinte d’une fleur qui se ternit et change au cours de sa floraison; tandis que la part consciente de notre nature ne peut en prévoir ni la venue, ni la disparition».
      De son côté, le grand poète lusitain Fernando Pessoa, véritable créateur de la poésie moderne portugaise, dit carrément: «Le poète est un simulateur». Et il s’explique lui-même:
Je simule et je mens / disent-ils. Mais ce n’est pas vrai. / Purement et simplement je sens / Avec l’imagination,/ Je rejette le coeur.
      Voilà deux positions extrêmes, deux vues complètement différentes sur notre sujet. Je me demande quel est notre point de vue, à nous, les modernes, sur cette chose alternativement glorifiée comme une «chose divine» ou présentée comme un simple métier de histrion?
    MICHEL DEGUY: Du Ion de Platon au Shelley que vous citez (et bien au-delà: à vrai dire jusqu’au surréalisme, et même encore aujourd’hui), le pathos de l’enthousiasme, de l’inspiration divine, fait la vérité reçue et recevable, la doxa qui sépare la poésie du reste. Doxa qui la met hors-jeu sous l’alibi de l’admiration obstinément pour son exception, répétant ainsi le geste de Platon qui l’excluait de la cité.
     Le contre-cliché (fabrication de 1 000 milliards de poèmes à la Queneau exercices oulipiens, etc.) est aussi puissant aujourd’hui, à contre-courant. Poison et contrepoison. Ces deux stéréotypes me déplaisent autant. J’estime que le pathos romantique du mage est obsolète, sans emploi: ne sert plus à rien. Et donc, devenu réactionnaire. C’est pourquoi dès Actes (Gallimard, 1966) j’avais écrit ce que j’entends par Muse, ou dans «muse»: «j’appelle Muse…». Rendant la monnaie de cet absolu. Echangeant la vieille invocation de la Muse avec ce qui en tient lieu, ce qui «m’inspire», à moi, un poème.
       L’énigme psychologique Valéry de l’incipit reste entière. C’est ce que Valery remarquait négligemment: «le premier vers est un don des dieux…». Et comme il ne croyait pas au(x) dieu(x)… Ou comment ce qui vient du plus intérieur (qu’on l’appelle coeur, âme, ventre…) semble donné, i.e. reçu, autrement dit procéder de ce qui est en dehors de moi!? Imprévisiblement (voir Rilke ou Mandelstam, ou d’autres). Appeler ça l’inconscient (depuis Freud) ou simulation (Pessoa), ça revient au même. Tout est bon pour provoquer cette «inspiration»: laudanum de Quincey, vin de Poë ou de Baudelaire, machinations rousseliennes, surréalistes ou linguistiques (le dictionnaire est aussi un bon truc), qu’importe l’excitant pourvu qu’on ait l’ivresse. («Exercice ou révélation, qu’importe», dit la citation de Cioran que vous me proposez plus bas…)
     Ş.A.D.: J’ai trouvé ces lignes d’un critique français: Je vous propose de les examiner:. «Le règne du connu a fait place à celui du connaissable, situé à l’extrême limite d’un mystère apprivoisé seulement par les mots: les mots d’autrui devenus les mots de cet autre qu’est le moi […] L’irraison a ses raisons… Les mots, un à un, restent définis; les mots, accouplés, ne doivent pas se définir». Ces lignes sont dans la suite de la célèbre affirmation de Mallarmé lorsqu’il disait que la poésie se fait avec des mots, pas avec des idées, et il parlait d’une réelle «initiative des mots».
        Croyez-vous qu’on peut réduire l’acte d’écrire des poèmes à une simple recherche et à une valorisation du seul langage?
      M.D.: Les mots ne peuvent pas prendre l’initiative. C’est le «sujet» parleur qui la prend, et la leur «cède». Il peut agiter le lexique «littéralement et dans tous les sens» (Rimbaud). Etymologiser, néologiser, emboîter, emboutir, allitérer, rimer, anaphorer, multiplier les récurrences à tous les niveaux de «signifiance», reprendre etc. Ça ne suffit pas. Donc, pour reprendre vos mots: je ne crois pas qu’on puisse «réduire l’acte d’écrire des poèmes à une simple recherche et valorisation de langage» Le poème est un des modes de la pensée humaine.
       Les exagérations contemporaines (emphase, diraient les Américains; hyperbole dirait le dictionnaire) sur l’absolu littéraire, ou le rêve, ou l’écriture intransitive, ou encore sur ce qu’ils appellent le silence ou l’imprésentable me paraissent s’équivaloir en ceci qu’elles cherchent à faire contrepoids (sur les plateaux de la balance du Jugement qui juge le site humain, dans une pesée que les hommes attribuent au dieu, mais qui est la leur) pour équilibrer les deux côtés. Lesquels? D’un côté la stupéfiante, submergeante, sidérante, extasiante, inépuisable surabondance du sensible (une «expérience» ou «vécu», ou «donné», ou de quelque nom qu’on l’appelle), cette détonation de l’insensé sensorium où nous sommes jetés (et la porte détone en effet dans mon dos, ou sur ma tête le supersonique dans le ciel du Liban: «Tu fais peur!»), et nous sursautons en alerte continue (fracas dans la cuisine ou sur la pente du Stromboli, accidents, guerres, catastrophes miraculeuses ), c’est tout l’excès de ce qui survient, la disproportion, ce que Blanchot appelle quelque part, parlant de Kafka, «le ruissellement du dehors éternel». De l’autre en effet rien que discours ordinaires, platitude de nos bribes stéréotypées, descriptions pauvres, tout cela n’est rien, une «misère» (comme le scande le barman de Robert Desnos dans la place de l’étoile), rien auprès de ce qui fut éprouvé. Il faut donc bien nous inventer un domaine réservé, une contrepartie, d’un autre côté encore, un abîme de profondeur au dedans un silence merveilleux ou une songerie sans borne.
     Ş.A.D.: Le poète, sans doute, prend le langage au sérieux. Et Emil Cioran qui souligne cette chose banale, ajoute: «Exercice ou révélation, qu’importe. Nous lui demandons, nous autres, qu’elle nous délivre de l’oppression, des affres du discours. Si elle y réussit, elle fait, pour un instant, notre salut». Venant de la part d’un sceptique désabusé de… «la tentation d’exister», une telle affirmationne ne doit pourtant pas nous choquer. Est-ce qu’il y a vraiment une fonction sotériologique de la poésie?
      M.D.: «Affres du discours», dit Cioran. C’est bien vu. Words, words, words.. Ou la Rede du philosophe allemand. Dont nous «sortirions» parfois l’entente grave d’un beau poème ou d’une belle prose, bien sûr. Car pour moi ce n’est pas la difference du poème avec le «reste de la littérature» qui importe, mais la différence de la littérature belle(«le mystère dans les lettres» avec ce qui n’est pas elle). Mais le bavardage, le fond de la doxa diserte et dissensuelle est notre sort commun. Ce n’est pas parce qu’il y a la danse et sa prouesse qu’il faut mépriser la marche!
      «Délivrance, fonction sotériologique»? Je me demande. Et dans un premier temps je réponds non, parce que ce serait trop facile. Refuge des superstitions, et des exaltations évaporées. Tous ces battements de cils parce qu’on écoute une lecture de poème! C’est du Bovary. L’humanité ne s’en tirera pas comme ça. Les poèmes libérateurs sont bien rares, et la preuve: nous sommes toujours et partout asservis; «comme si l’esclavage ne devait jamais cesser…»
      Pourtant c’est mon second mouvement – oui! Mais à condition de bien l’entendre. Dans la perspective «individuelle» (celle où, par exemple, parle le philosophe Alain au début de son livre Les Dieux, écrivant: «Un homme qui philosophait de la bonne manière, c’est-à-dire pour son propre salut, etc.»), les modèles ne manquent pas: entre mille, j’évoque le dernier volume de Proust qui dit son «temps retrouvé», sa félicité plus forte que la mort même, et son salut dans ce que nous appelons «l’écriture» (et que, lui, il appelle «les anneaux d’un beau style») ; ou ce que nous savons de la vie de Mallarmé par sa correspondance, etc. Mais pourquoi ce qui «sauve» Proust sauverait les millions d’humains qui le lisent (et ceux qui ne le lisent pas)? Est-ce que c’est la gloire de Proust ou de Mallarmé qui les sauvent, eux? Alors l’humanité «ordinaire» est perdue… Que veut dire «devenir Proust» ou Mallarmé? Beaucoup s’y trompent. Leurre de la «fortune littéraire»… Il ne faut donc pas se tromper sur ce à quoi ils en appellent, qui n’est pas de concourir pour le prix Goncourt. Mais à une expérience, où la «poésie» (la littérature) signifierait pour chacun dans la solitude et l’anonymat la possibilité d’entrevoir une «illumination», comme dit l’autre, une jouissance pensive et loquace de notre être-au-monde… Une sagesse dans le, et grâce au, langage humain (zôon, logon, échon…). Peu s’en contentent.
      Il y a une autre perspective «sotériologique. C’est celle où, à l’échelle des peuples, du «grand nombre», l’humanité est menacée. Celle de «l’habitation poétique de la terre» où tout le «genre humain» divisé en nations ennemies fait fausse route. Je l’appelle la perspective écologique. Le rôle que pourrait jouer la pensée (la littérature) conformément à sa fonction que j’appelle prosopopédique (qui donne un visage, un aspect à…) serait d’envisager et de faire envisager la Menace sous ses mille aspects menaçants. Il faudrait que le film en soit capable. Mais il ne consiste qu’en infantilisme américain qui ajoute plutôt à la violence, à la destruction, au carnage pornographique… Il y a beaucoup de chemin à faire parce que 99 % des humains sont persuadés qu’on s’en tirera, que le risque n’est pas extrême, qu’il ne faut pas exagérer, et que «la Science» résoudra les problèmes… Néanmoins, notre tâche d’artistes demeure: représenter «la fin du monde», et dire ce que nous entendons par «habitation poétique de la terre», qui n’est pas une affaire de sédentaire ou de nomade. […]

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