FRANK ALVAREZ-PEREYRE L’Ecole sociologique de Bucarest. Fondements, réception, héritage

Les prémisses de l’Ecole sociologique de Bucarest remontent à la création de l’Association pour l’étude et la réforme sociale en Roumanie, le 18 mars 1918 à Iasi. En un quart de siècle et jusqu’à l’automne 1944, le programme et les activités de cette Ecole ne cesseront de s’affirmer, tout en évoluant. Les membres de cette Ecole laisseront un héritage durable, multiple et cohérent, qui semble moins connu qu’il ne devrait. Clairement, les réalisations de l’Ecole initiée et dirigée par D. Gusti sont restées largement singulières dans le paysage scientifique et intellectuel de la première moitié du XX° siècle. De telles réalisations ne se sont pourtant pas faites en vase clos, si l’on en croit les interactions directes ou indirectes des chercheurs roumains et de leurs collègues à l’étranger. La postérité de l’Ecole est restée toutefois en demiteinte, pour différentes raisons.

Dans un tel contexte, on soulignera sans plus tarder que des décalages importants ont existé dans la longue durée entre le projet des scientifiques roumains et le sens donné, ailleurs, à l’activité scientifique. Des décalages non moins importants ont existé à propos de la nature même de l’acte scientifique. On prendra la mesure de ces deux traits en s’attachant tout à la fois aux sources d’inspiration de l’Ecole de Gusti ; aux débats qui ont entouré son édification et son développement; à la réception de ses thèses; à la productivité et à l’actualité de l’Ecole sociologique de Bucarest. On découvrira alors que les décalages constatés ne sont pas de circonstance. Ils reflètent au contraire des débats de fond, dont aucune entreprise scientifique ne peut prétendre s’affranchir.

Sources d’inspiration et débats

Quels traits saillants ont caractérisé l’entreprise que les tenants de l’Ecole sociologique de Bucarest ont assumée entre 1918 et 1944 et qu’ils ont prolongée quelque temps encore, au delà de la fin de la Deuxième guerre mondiale?

Le premier de ces traits est certainement le plus déterminant. Aux yeux des membres de l’Ecole, l’activité scientifique prend son plein sens en liaison avec un projet social. Le fondateur de l’Ecole, D. Gusti, a explicité à plusieurs reprises ce qui correspond à une vision à la fois éthique et politique : élever le niveau général de la population roumaine, dans le contexte d’une profonde évolution géo-politique de l’Europe centrale et orientale. La science se doit alors d’être mise au service d’une telle vision, au nom d’une politique d’état qui ne saurait tolérer des laissés pour compte. Le scientifique est appelé à informer au plus près des réalités et des besoins. Il doit pouvoir également conseiller les autorités étatiques. C’est ce que souligne sans détour A. Golopenţia dans le texte qu’il publie sous le titre « Rostul actual al sociologiei » (1937).

Ce premier trait en détermine lui-même deux autres. L’un se situe du côté théorique, l’autre du côté pratique. Sur le versant théorique, c’est tout un système sociologique cohérent et exhaustif qui prend la réalité sociale pour objet. Le maître d’œuvre d’un tel système considère qu’il convient de se dégager d’une conception atomisée ou impressionniste du social, pour privilégier l’articulation finement raisonnée des plans constitutifs de la réalité sociale, autant que des processus sociaux qui caractérisent cette dernière. Sur le plan pratique, de nombreux relais sont progressivement mis en place. Ceux-ci sont voués à l’information, à la valorisation, à l’enseignement, à la recherche, à l’éducation populaire. De tels relais sont pensés dans une cohérence de principe, que sert souvent la présence simultanée des mêmes acteurs en leur sein.

Aux trois traits essentiels que l’on vient de présenter, on ajoutera des éléments complémentaires, qui sont tout aussi significatifs. L’un de ces éléments concerne le versant proprement scientifique de l’Ecole. Le cadre de référence qui a été élaboré au sein de l’Ecole pour penser la réalité sociale est résolument déterminé par la discipline sociologique. Mais la mise en œuvre des recherches concrètes qui ont été menées au sein de cette Ecole a été éminemment pluridisciplinaire. Pour D. Gusti, en effet, il n’est pas tenable d’entretenir la fiction — pourtant très répandue — selon laquelle les frontières du social et les frontières propres aux disciplines scientifiques coïncideraient. Le projet intellectuel appelle donc la mobilisation du plus grand nombre de disciplines académiques, mais aussi des compétences du type de celles que déploient les travailleurs de service social, les psychologues ou les instituteurs, par exemple.

Toujours sur le versant scientifique, un autre élément tient à ce que les membres de l’Ecole sociologique de Bucarest ont veillé à investir avec une égale énergie la recherche de terrain, l’élaboration théorique du travail scientifique et de ses différents compartiments, la constitution de référentiels méthodologiques, l’établissement d’institutions pour la recherche fondamentale et pour les applications de la recherche, la création de revues et de collections scientifiques, la publication d’un vaste ensemble de monographies villageoises et d’une très grande quantité d’études plus ponctuelles, la collecte et la valorisation des objets propres à la vie rurale enfin. C’est donc tout le spectre des implications possibles qui est investi, de façon méthodique et coordonnée.

On insistera encore sur deux points. En premier lieu, l’Ecole sociologique de Bucarest a connu une évolution interne. P. Caraioan (1971) distingue ainsi quatre étapes. De 1918 à 1925, l’activité des promoteurs de l’Ecole se déploie essentiellement en dehors des cadres académiques et universitaires. Elle vise à la création de structures organisationnelles et elle élabore un système sociologique de plein droit. De 1925 à 1934, l’activité de l’Ecole se concentre au premier chef sur des recherches de terrain, à caractère monographique et pluridisciplinaire. Ces recherches aboutissent elles-mêmes à la publication successive de monographies villageoises. De 1934 à la veille de la Deuxième guerre mondiale, on assiste à une fusion entre la connaissance scientifique et l’action culturelle, qui relève de la politique d’état. Dans le même temps, la sociologie est promue au rang de science de la nation et l’Ecole sociologique de Bucarest jouit d’une reconnaissance indéniable au plan international. P. Caraioan situe la quatrième des étapes dans les années 1940 à 1944. Selon ses termes, l’action sociale est abandonnée, les recherches de terrain sont réduites au minimum, la réflexion à caractère théorique concentre l’essentiel des énergies. Notons tout de même pour les mêmes années une ample moisson de publications scientifiques. Et durant quatre années encore, de 1945 à 1948, paraitront des études nombreuses qui relèvent de la même Ecole (P. Herseni 1971). Les publications des années 1940 témoignent pour nombre d’entre elles d’une évolution notable de quelques uns des paradigmes intellectuels les plus centraux de l’Ecole. Le cadre de prédilection pour les recherches concrètes n’est plus tant le village pris pour lui-même qu’une région donnée, ou bien différentes villes, différents villages disséminés sur tout le territoire. Ces derniers font alors l’objet de travaux au fort caractère comparatif, où l’outil statistique est nettement mobilisé. Les monographies seront orientées vers une utilité pratique plus immédiate. Elles se concentreront sur des questions plus spécifiques (dont le surpeuplement agricole, ou certains aspects de la mortalité et de la natalité).

L’autre point qui vaut la peine d’être mentionné pour clore ce bref panorama initial concerne le type de cohérence intellectuelle qui a caractérisé l’Ecole. Il s’avère que le nombre de collaborateurs directs du Professeur Gusti a été élevé. Celui des contributeurs et des collaborateurs plus occasionnels a été très élevé. La convergence des efforts fournis par les uns et les autres a pourtant été inégalée. Alors même que des différences se sont manifestées entre certains des acteurs de premier plan. Celles-ci ont porté essentiellement sur des options théoriques ou idéologiques. Elles n’ont toutefois jamais mis à mal l’édifice d’ensemble, sa solidité, sa dynamique, son impact. Tout au contraire, pourrait-on dire.

Ayant brossé à grands traits les caractères centraux de l’Ecole sociologique de Bucarest, on se demandera maintenant où se situent les fondements de l’Ecole elle-même. Autrement dit, quelles ont été les sources d’inspiration du Professeur Gusti et de ses collègues dans leur entreprise multiforme? Comment se sont-ils plus généralement inscrits dans le paysage des sciences sociales de leur temps?

On sait que c’est en Allemagne que D. Gusti a poursuivi ses études de philosophie et de droit. Celles-ci l’ont conduit à deux doctorats distincts, qui ont été soutenus respectivement en 1904 et en 1908. Influencé par W. Wundt (1832-1920) et par P. Barth (1858-1922), D. Gusti postule très tôt une articulation entre sociologie, politique et éthique. Fortement inspirée par la continuité des disciplines que privilégient les cadres universitaires fréquentés de près par Gusti à Berlin et Leipzig, une telle articulation ne se démentira plus chez lui. Son premier article scientifique paraît en 1909-1910 et il porte le titre programmatique suivant : «Sozialwissenschaften, Soziologie, Politik und Ethik in ihrem einheitlich Zusammenhang. Prolegomena su einem System». Publié à Paris un peu plus d’une trentaine d’années après sous le titre La science de la réalité sociale, regroupant majoritairement les textes de plusieurs conférences et communications présentées entre 1935 et 1937, l’ouvrage clé du Professeur Gusti a pour sous-titre : «Introduction à un système de sociologie, d’éthique et de politique». La continuité dans la pensée et dans l’argumentaire est patente.

L’unité foncière qui est postulée entre sociologie, éthique et politique passe par une articulation pensée comme nécessaire entre trois pôles. Ceux-ci sont respectivement une activité intellectuelle et scientifique de plein droit, un système de valeurs lié à une science des buts, la science des moyens enfin, que constitue la politique. Le cadre concret au sein duquel s’actualise une telle articulation est représenté de fait par une nation particulière, la Roumanie. Mais la référence ultime d’une telle intégration de principe entre les trois pôles cités se trouve dans ce que Herseni appelle «une analyse psychologique de la volonté humaine» (1971 : 35).

Dans ce continuum qui relie sociologie, éthique et politique, comment la sociologie est-elle définie en propre ? D. Gusti et certains de ses collègues ont été très clairs sur le sujet. Quand Gusti s’inspire de Paul Barth, c’est pour retenir le désaveu, par cet auteur, à l’endroit d’une sociologie partielle. Du même Barth, Gusti retient la conviction qu’une synthèse s’impose au sein d’une sociologie intégrative. Gusti se démarque pourtant de Barth sur un point. Barth plaçait la synthèse dans le cadre d’une philosophie de l’histoire. D. Gusti préfèrera inscrire une telle synthèse dans des recherches qui portent sur le présent (Stahl 1971 : 67).

Plus généralement, D. Gusti dialogue directement ou indirectement avec les grands noms de la discipline. Il prend des distances plus ou moins nettes vis-à-vis de telle tendance ou école. Pour lui, les différentes sciences sociales sont inévitablement partielles et particulières, et la sociologie se doit d’être par contre englobante. Toutefois, à ses yeux, sciences sociales et sociologie ont besoin les unes des autres. Plus même, la sociologie est selon lui vouée à établir une synthèse des différentes sciences sociales, dont l’existence est légitimée au titre d’une interdépendance et d’un conditionnement réciproque qui sont unitaires (Stahl 1971). Par là même, D. Gusti prend le contre-pied de Comte, de Dilthey et de Durkheim. Pour le premier, seule la sociologie serait légitime, les autres sciences sociales n’ayant pas de valeur. Dilthey nie quant à lui la sociologie, quand Durkheim accorde à cette dernière d’être une encyclopédie des sciences sociales particulières.

Toujours à propos de la sociologie et de sa définition, les membres de l’Ecole sociologique de Bucarest vont être fort critiques vis-à-vis de ceux de leurs collègues français ou allemands qui favorisent une sociologie à forte coloration théorique, formelle, ou carrément abstraite. Ce que les scientifiques roumains récusent ici, c’est la propension de nombre de leurs collègues étrangers à s’appuyer, à des fins de généralisation ou de théorisation, sur une sélection très aléatoire de faits ou d’éléments glanés sur le terrain souvent par d’autres chercheurs. Or, l’observation des phénomènes vivants n’ayant pas été menée sur des bases systématiques, toute tentative de généralisation s’avère invalidée par principe. Sur ce point, on se reportera avec profit aux propos d’A. Golopenţia (1937, 1938), qui sont dénués de toute ambiguïté. Le divorce sera en fait de plus en plus grand puisque l’on touche là aussi bien aux finalités assignées à la discipline par les uns et les autres qu’aux usages qui sont faits des faits observés. De surcroit, chez les scientifiques roumains, l’observation se verra investie d’un rôle majeur. Sa centralité de principe est liée, comme on l’a dit, à des impératifs éthiques et politiques. Une telle centralité va appeler à son tour un cadre de référence très élaboré ainsi qu’une pratique minutieuse de l’observation. Les deux versants vont faire l’objet d’élaborations par étapes (Stahl 1971, Herseni 1971).

Le cadre de référence est constitué par le système sociologique établi de toute pièce par Gusti, un système dans lequel ses collaborateurs se sont inscrits de façon inégale. La pratique de l’observation, elle, voit se déployer une entreprise pluridisciplinaire très élaborée, qu’ont assumée les mêmes, sur la base d’une plus grande unanimité. Les deux éléments signent indubitablement la singularité de l’Ecole sociologique de Bucarest, tout autant que les monographies de village. C’est fondamentalement dans ces monographies que s’opère concrètement la jonction entre le cadre de référence sociologique et la pratique pluridisciplinaire de la recherche. De telles monographies deviendront l’argument majeur auquel s’abreuveront, dans les années 1930, les recensions souvent élogieuses de la sociologie européenne à l’endroit de l’Ecole de Gusti. S’attachant à la notion même de monographie et aux différences qui distingueraient « les styles monographiques » entre eux, Christian Bromberger (2000 : 485) dira que « le programme de monographies villageoises réalisées sous la direction de Gusti en Roumanie » visait à « fournir le substrat d’une analyse comparative et typologique ».

En 1934 et en 1941 — dans son Introduction à l’ouvrage que T. Herseni consacre à la théorie de la monographie sociologique (Herseni 1934), puis dans La Science de la réalité sociale — D. Gusti brosse un tableau des types de monographies existantes. Cela va de l’enquête à vocation statistique à la sociométrie ou statistique sociale — dans ses versions allemande et anglo-saxonne -, de la sociographie à l’anthropologie ou au folklore, des travaux de Le Play à ceux de la sociologie américaine. Cette dernière est présentée comme un exemple à suivre, du fait de « la collaboration étroite qui existe entre la science sociologique et la politique d’état » (Gusti 1941 : 112). Ceci étant, il est entendu parmi les tenants de l’Ecole sociologique de Bucarest que les travaux de Le Play et de ses collaborateurs auront été les plus déterminants en matière de modèle et de contre-modèle.

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