Ma position est, je lavoue avec honte, plutôt rétrograde tellement rétrograde que je doute même qu’elle soit communiquée lors de la séance solennelle qui doit se tenir dans l’enceinte même du Parlement européen.
Pas de colloque en effet pour peu qu’il y soit, même vaguement, question de cinéma où ne soit mise sur le tapis la dimension vampirique de la mondialisation.
Si deux cinéastes se rencontrent en pleine nuit dans une rue déserte, le cinéaste A agrippera le cinéaste B par le revers de son veston en lui demandant, pathétique: Dis-moi, B, réponds moi par oui ou par non, la politique cinématographique et audiovisuelle européenne peut-elle résister à la mondialisation?
– Du calme, mon cher A, répondrais-je si j’étais le cinéaste B, la mondialisation n’est pas un danger, car elle n’a pas accès aux chefs-d’oeuvre. Or, l’histoire du cinéma n’est rien d’autre que l’histoire des ses chefs-d’oeuvre. Je suppose, mon cher A, que toi aussi tu ne t’intéresses pas qu’à ça, n’est-ce pas? Qu’aux chefs-d’oeuvre? (Silence, pas de commentaires de A.)
Le courant médiocre, majoritaire, des films européens dis-je en continuant sera de plus en plus perméable aux infiltrations mondialistes. Le cinéma médiocre, de façon avouée ou inavouée, ne vise d’ailleurs qu’un seul but: étendre son impact et son empire. Et la mondialisation lui offre en effet cette chance-là. Le cinéma de vocation médiocre (c’est à dire majoritaire) s’adaptera aux schémas mondialistes qui finiront par l’absorber. Et cela n’est pas, mais pas du tout, une catastrophe.
Les chefs-d’oeuvre, eux, ont leur propre stratégie de survie et la mondialisation n’est pas une menace pour eux.
En fin de compte, pour simplifier à l’extrême, qu’est-ce que la mondialisation? La mondialisation est une agression, une agression de la langue triomphante d’abord et avant tout, une nouvelle censure, la forme moderne de la censure.
Le chef-d’oeuvre est le produit de transactions extrêmement subtiles, sophistiquées et dramatiques avec la censure.
Censure qui, de façon paradoxale, peut affiner et rendre plus intense le langage du chef-d’oeuvre.
Les exigences dogmatiques de la censure peuvent mener de façon subversive à la construction d’un langage ciffré (et au plaisir sublime de le déchiffrer). L’oeuvre de Tarkovski est le produit décanté de cet étrange type de dialogue avec la censure.
La soumission, ou plus précisément la soumission mimée, est une forme astucieuse de survie du chef-d’oeuvre.
Le chef-d’oeuvre fascine la censure en mimant la soumission. Le respect des règles imposées cache la nature polémique, explosive du chef-d’oeuvre. Par ignorance ou par complicité (en Pologne, par exemple), la censure peut créer les conditions germinatives propices au chef-d’oeuvre.
La censure cinématographique des dictatures socialistes n’a-t-elle pas été toute-puissante? La moitié des chefs-d’oeuvre du cinéma mondial jusqu’à l’effondrement du Mur ne vient-elle pourtant pas de ces pays communistes?
– Et la Roumanie, tu l’as oubliée…, ricane A.
– La Roumanie, laisse tomber… En Roumanie, même la censure était corrompue.
– Comment ça, corrompue…?
– C’est-à dire que le cinéaste roumain à de rares exceptions près n’attendait que ça: remplacer la censure par l’auto-censure, infiniment plus restrictive. Et la censure a été achetée par la douce perspective de l’hibernation: Va, va dormir tranquille, ont dit les cinéastes roumains à la censure, repose-toi sur nous, c’est nous mêmes qui nous chargeons de faire régner l’ordre ici et mieux encore que dans tes rêves les plus fous…
– Tu veux insinuer que l’absence de la censure…
– Non, pas son absence, mais sa frivolité, sa vacuité. En Chine, la censure est consistente. Le nombre des chefs-d’oeuvre chez eux prouve que l’on peut dialoguer, négocier avec la censure. Le cinéma iranien n’est-il pas sévèrement censuré? La censure ne peut-elle pas générer, de façon déroutante, une incitation à l’intériorité, à la subtilité? Et le style byzantin, dis-je en poussant plus loin encore, n’est-il pas le résultat génial de la conversion des contraintes et des interdits…
-Tu fais l’éloge de la censure? s’indigne le cinéaste A en agrippant à nouveau mon cou.
– Non, je veux simplement dire que la censure mondialiste, comme autrefois la censure communiste, les chefs-d’oeuvre s’en fichent pas mal.
– Et c’est ça que tu veux que je dise à Strasbourg?
– Non. Ça c’est moi, interdit de film pendant 20 ans, qui devrais le dire. Mais j’ai peur des cinéastes européens qui ont fait une fixation sur le mondialisme. Alors je me tais comme un lâche, eh oui un lâche, et je me fonds dans la nuit.