MARIANA CELAC – B. IOANIDE, ARHITECTE (1887-1968). L’HOMME ET L’ŒUVRE

Portrait de l’architecte en jeune homme. Qu’a-t-il fait Ioanide à Paris pendant sept ans, de 1907 à 1914 ? Sa biographie, notre source principale, a été écrite lorsque l’architecte avait atteint la cinquantaine. Le biographe mentionne en passant les études secondaires, mais il ne souffle le moindre mot sur ses maîtres, ses professeurs, ses mentors, les ateliers fréquentés, les livres et les revues qu’il a lus, ses amis, ses maîtresses et ses travaux pendant les années où il était inscrit à l’Ecole des Beaux-Arts . Il n’y a pas de renseignements sur les projets d’études qui aient été conservés, et encore moins sur les dessins originaux, chose d’ailleurs facile à expliquer. Par conséquent, surtout en ce qui concerne les détails sur les années de formation, les lacunes seront comblées avec des divagations plausibles, procédure dont ce texte use et abuse.
Dans le cas d’Ioanide, l’opération de reconstitution rencontre toute une série de difficultés. Tel que nous le connaissons à travers les relations de ses contemporains fictionnels, l’architecte ne semble pas avoir subi un processus de « mûrissement ». Sa vocation, aussi bien que ses convictions étaient mûres dès le premier instant. Surtout la conscience professionnelle (comme il le dit lui-même) n’a pas été contaminée, elle est restée inerte à tout chimisme qui engageât le milieu extérieur. Ioanide fait ses choix sans hésiter, il n’a pas de doutes, il semble embrasser naturellement la philosophie architecturale qu’il va exercer avec la plus haute conviction. En matière d’architecture (mais, au bout du compte, en matière de vie également) sa biographie ne connaît pas de fluctuations, son devenir n’est pas marqué par des révélations, des illuminations, des chutes, des reprises et il n’a pas à essuyer d’échecs comme cela arrive dans la vie du commun des mortels.
En ce qui concerne son apparence physique, Ioanide était d’une constitution assez solide et vigoureuse, d’une vitalité extraordinaire, nous dit son biographe. Il laisse la fenêtre ouverte par tout temps, même pendant l’hiver, il supporte facilement la blessure d’arme à feu après l’attentat dont il est victime sur le chantier et il a l’air de n’avoir jamais été malade. Vu de profil il est majestueux, il ressemble quelque peu à d’Annunzio ; sa physionomie est composée de surfaces sculpturales et anguleuses : un visage allongé, des yeux mélancoliques d’une immobilité troublante, tel un masque sévère et abstrait. En train de s’examiner devant un miroir, Ioanide constate, avec une certaine satisfaction, que son expression est « figée dans une symbolisation morale » que les femmes de son milieu considéraient souvent comme une marque de tristesse. « Je ne suis pas triste ! », protestait Ioanide, ennuyé par la frivolité de cette interprétation, tellement éloignée de l’« éternel attachement » aux pensées (liées à l’architecture, évidemment) et des « processus souterrains » que supposaient le travail sur un projet. Lorsqu’il fait son apparition dans le monde, Ioanide est égal à lui-même, il mène sa vie en tant qu’homme mûr, dans une posture avérée, n’étant ouvert qu’à l’action inédite et glorieuse.
Si on ne le voit jamais jeune, il ne manifeste pas d’involution physique avec l’âge non plus. Madame Valsamaki remarque le fait qu’il ne vieillit guère, qu’il a l’air jeune comme s’il avait toujours trente ans. La conversation avait lieu vers 1951, l’architecte avait dépassé la soixantaine et son interlocutrice se qualifie elle-même de « femme âgée ». Sa femme Elvira, aussi bien que Madame Farfara vieillissent visiblement et avec grâce, elles le reconnaissent d’ailleurs ; elles ne se font pas teindre les cheveux, leur chevelure blanche est coupée court et lorsqu’elles secouent leur tête celle-ci paraît taillée en marbre : délicatesse appréciée par Ioanide qui abandonne à ses deux amies complémentaires le processus naturel de vieillir – mais sans y participer.
Du coup, Ioanide, que l’on ne voit jamais jeune, immature ou innocent, ne vieillit pas non plus. Sa formation ne se réalise pas par l’intercession de mentors, son talent ne progresse pas en se nourrissant éventuellement de circonstances propices et Ioanide n’oscille pas non plus pour trouver son chemin. Il ne subit pas d’influences, il n’a pas de doutes et reconnaît qu’il est mené uniquement par la passion de construire sans se soucier de quoi que ce soit ; la gratuité lui apparaît comme la qualité essentielle d’une commande. « Le mausolée a un caractère de permanence et de gratuité », note Ioanide en marge d’un projet de tombeau. La gratuité est dans son opinion un élément précieux dans l’espace roumain, qui pâtit d’une panique latente et qui n’a pas le courage de fonder quelque chose de solide. Il surgit au monde en ayant la maîtrise complète des outils dont il a besoin, investi d’une mission majeure qu’il est décidé à mener à bon terme. Il attendra discrètement l’occasion propice, comme le prince charmant d’un conte de fée. Et lorsqu’il rencontrera la force organisatrice et l’orgueil du projet totalitaire – allié providentiel capable de soutenir (et de porter jusqu’au bout) la vision – il retrousse ses manches et, à l’instar d’un Pierre le Grand ou d’un Néron (la remarque appartient à son biographe), il se met à l’œuvre pour construire la ville cardinale sur un territoire nettoyé des accidents, des inconsistances et des erreurs d’un passé mineur. S’agissant d’un fondateur d’espèce mythologique, son biographe en fait un récit à la mesure du personnage. Le portrait d’Ioanide est dressé dans une tonalité héroïque, taillé « en matière immuable » ; il est solennel et monumental.
Ce n’est pas un hasard si le biographe est indifférent à l’égard des années de formation, Ioanide n’était pas un séducteur pendant sa jeunesse bien qu’il devînt célèbre au cours de ses études. Les Annales de l’Ecole des Beaux-Arts font mention de son succès académique, Ioanide réalise d’excellents travaux d’atelier pendant tout le cursus. Ses projets reçoivent des médailles et des mentions aux concours d’établissement : concours d’« émulation-esquisse », d’« émulation-présentation finale », de « rendus » , « définitifs », « pour le Grand Prix de Rome », de « composition décorative » ou aux « essais de 24 heures ». Ioanide partage un « premier » deuxième prix avec Quai et Grégoire – collègues dans l’atelier de Paulin – en deuxième année (nous sommes en 1908). En troisième, il devance son collègue Criqui sur le thème – que Ioanide avait apprécié – « pavillon pour quatre automobiles de luxe » pour une résidence nobiliaire. A l’encontre de Criqui, qui proposait un exercice typique des beaux-arts, avec entrée ample sous une arche appuyée sur doubles colonnes, le projet d’Ioanide, traité à la manière de la Renaissance française, avait gagné grâce aux solutions de disposition des automobiles et à une charpente téméraire face aux ouvertures assez grandes exigées par ce projet de « petite année ». Ioanide continue à mettre en pratique ses idées sur l’architecture méditerranéenne pour un projet d’auberge et revigore la présentation des façades (avec des pleins amples sous des toits en tuiles) avec des personnages costumés à la roumaine, debout près de charrettes tirées par des ânes, suggérant l’atmosphère d’un village de la Dobroudja.
Les programmes de l’Ecole de Paris ont déterminé et encouragé les prédispositions naturelles de ses étudiants . Jean Pomponescu , qui n’a reçu qu’un seul prix pendant ses études, restera fidèle à son intérêt pour les structures et les systèmes de construction. Pomponescu avait reçu sa première médaille en 1910, avec un projet de construction en collaboration avec Georges Bonnel , élève de Lamaresquier. Le thème – un petit théâtre –, extrêmement difficile, imposait le détail des solutions de tous les éléments de la construction : l’emplacement des pierres dans la fondation, les remplissages, les planchers sur des voûtes en brique fixées sur des poutres métalliques, tout devait être présenté en lavis ; les installations de scène en détail, les fermes de la salle et de la scène, le plafond de la salle, les lambris et la menuiserie, la maçonnerie – avec des détails d’exécution et un mémoire de calcul. Ultérieurement dans sa carrière, Pomponescu, sollicité par ailleurs par des affaires politiques et toutes sortes de dignités, deviendra professeur de constructions et auteur de solutions de structure encore valables. Ioanide tenait en estime la manière dont Pomponescu trouvait des solutions aux problèmes techniques du béton armé et admettait que, le goût mis à part, Pomponescu était un bon spécialiste en structures. L’histoire de l’architecture pouvait retenir plusieurs solutions dites Pomponescu.
En tant qu’étudiant, Ioanide ne s’intéresse pas aux grands chantiers, ni aux tentatives d’avant-garde. Les ouvrages importants de ses professeurs relevaient plus ou moins du programme d’enseignement. La Gare d’Orsay, terminée depuis plusieurs années, était l’œuvre de Victor Laloux, professeur de son collègue Duiliu Marcu. Ioanide suit les travaux en béton armé, cependant avec moins d’assiduité que Pomponescu, mais il les considère comme rudes et austères, d’autant plus que Perret, sur le chantier du Théâtre des Champs-Elysées, renonce au revêtement de pierre et affirme de pied ferme que le béton se suffit à lui-même, raison suffisante pour éloigner Ioanide. Pendant ses études, l’Art Nouveau se manifestant, B. n’éprouve pas d’enthousiasme à son égard : supercherie amphigourique, babiole, s’adressait sèchement B. à ses collègues enflammés par l’œuvre de Guimard, Sauvage et Lavirotte.
Ioanide termine donc la période de ses études avec la nonchalance d’un canard qui traverse le lac. La preuve : l’absence totale dans son œuvre subséquente de la leçon du « style national » – bien qu’il fût l’élève de Mincu – mais aussi du filon Beaux-Arts, bien qu’il eût sucé le lait du métier au sein de la grande école de Paris. A la différence des premiers (mais non seulement des premiers) projets réalisés par ses collègues , Ioanide ignore les doubles colonnes à cannelures ornementées, les chapiteaux pseudo-composites, les attiques à balustres, l’arcature et les fenêtres divisées en petits champs, les urnes, les pilastres engagés sur une base rétrécie soutenant des atlantes, des elfes et des nymphes hardiment animés, directement descendus des décorations de l’Opéra Garnier, ainsi que la profusion de bronzes, de fonte et de ferronnerie décoratives acquises au Quai Voltaire. Son architecture se désintéresse également des arcs trilobés, des belvédères avec terrasse et des bandes torsadées avec des médaillons en stuc sous les auvents des toits en tuile « à 45 degrés », spécifiques du « style national » adopté par le goût des années 20, lorsque Ioanide commence à bâtir à Bucarest.
Ioanide soutient son projet de fin d’études en juin 1914. Son ouvrage était terminé avant la session précédente, qui s’était déroulée au mois de février, mais B. en avait ajourné la remise pour passer l’examen en même temps qu’un de ses collègues d’atelier. Ils avaient collaboré pendant un certain temps en restaurant de vieux pavillons à Paris et dans les environs (détail retenu par le biographe). Alphonse Monan a accompagné Ioanide à Bucarest pendant quelque temps avant de s’installer définitivement en France, à Paris et dans « le département de la Somme », selon les documents de l’Ecole. Ioanide attrapait ainsi le dernier train. D’autres collègues, isolés pendant la guerre, ne pourront revenir Quai Voltaire pour terminer leurs études qu’en 1919 et 1920 comme cela dut se passer avec Jean Pomponescu et Paul Măldărescu .
Ioanide reprend dans son projet de fin d’études les thèmes plus généraux qu’il avait abordés au cours des dernières années d’école. Son projet présenté au concours Labarre sur une station estivale avait été apprécié (il avait reçu une mention, comme son rival Grégoire). En 1913 – il était en sixième année – il a participé au concours Chenavard avec le thème « Une exposition permanente à la gloire de la République » et il a obtenu le premier prix. La distinction obtenue en dernière année achevait ainsi sur « une note aiguë » la série de succès académiques de renommée restreinte des années précédentes, lorsqu’il était en compétition permanente avec Marcel Grégoire , son collègue d’atelier.
« La voie triomphale » qu’il présentait en détail dans son projet était située à Paris. Dans la vision d’Ioanide, le système radial de la Place de l’Etoile exigeait une extension via un trajet cérémonial vers un nouveau point d’« intérêt urbain majeur » placé sur une déviation de la Seine. « L’Arc de triomphe de l’Etoile, monument colossal de la glorification, a bien été conçu pour servir de point de départ d’une voie triomphale qui reprendra le trajet initial de l’Avenue du Bois de Boulogne, prolongée jusqu’à un vaste monument commémoratif évoquant les bienfaits de la République, érigé sur le terrain de Bagatelle. L’emplacement sur les bords de la Seine dans le cadre magnifique du bois de Boulogne transformera ce site en un lieu unique pour une manifestation consacrée à la gloire de la République » note Ioanide dans le bref mémoire attaché à la première planche du « plan général ». Ioanide propose d’arrêter une radiale linéaire vers le nord-ouest, depuis l’Etoile jusqu’au bord de la Seine. Le monument, consacré aux grandes œuvres et aux grands esprits qui ont contribué à la grandeur de la France en tant que puissance européenne et coloniale, complément de l’arc de triomphe qui ferme le nouvel axe, est entouré par un parc où l’on aménage des musées permanents « d’histoire, de vie sociale et de commerce », un jardin « colonial », des serres, des terrains de sport et un débarcadère sur le fleuve. Pour terminer, autour de château de Bagatelle restauré, B. déploie un alambiqué jardin à la française .
Ioanide s’éloigne ainsi de toute une tradition qui exige que le projet de fin d’études développe un programme « d’objet » architectural par excellence. Il place au centre de son étude une intervention dans l’organisation majeure de la ville. Un programme à l’échelle urbaine convenait aux ambitions personnelles de l’aspirant roumain. Par ailleurs, investissant un territoire large d’une fonction solennelle, le thème légitimait une certaine retenue en matière de traitement décoratif. Le projet pouvait ainsi contourner à juste raison l’éclectisme déclamatoire, les guirlandes et les mascarons que l’on « savait par cœur », les grilles chargées et les répliques en bronze d’après les maniéristes du XVIIIe siècle, ironisés par Le Corbusier dans ses lettres sur Bucarest. Le choix du thème annonce son appétit pour la réforme urbaine et pour l’urbanisme cérémonial, bien que l’urbanisme, en tant que discipline autonome, fût relativement nouveau et les études urbaines – rarement abordées par des architectes.
Comme aujourd’hui, à l’époque les projets de fin d’études évitaient les thèmes insolites. Les étudiants se hasardaient rarement à proposer des innovations au sort incertain. Les collègues d’Ioanide avaient choisi des programmes avérés, beaucoup plus confortables, avec des solutions confirmées et surtout « architecturables », comme on le disait dans l’idiome des beaux-arts : « Caisse d’épargne », « Immeuble pour l’Union des Syndicats Agricoles », « Café-restaurant au bord du lac Lehman », « Résidence importante », « Villa à Piatra Neamţ », « Hôtel de Ville », « Chambre de commerce pour ville de province », « Eglise orthodoxe » ou « Maison à Saint Claude » .
Bien qu’apparemment prises sous le coup d’une fantaisie passagère, les décisions de Ioanide étaient en réalité bien réfléchies ou, pour le dire encore mieux, le résultat d’un processus intérieur qui ne laissait guère de liberté au hasard. B. réglait ses comptes avec lui-même d’une manière qui lui était propre, il ruminait ses idées sans tambour ni trompette pour les laisser ensuite surgir brusquement. Dans son milieu, il passait pour quelqu’un d’impulsif, d’irascible et d’opiniâtre : explications plausibles des humeurs fulgurantes et des réactions imprévisibles de l’architecte. « B. se fâche pour peu de chose » ou « Ioanide fait fausse compagnie pour un rien » étaient des légendes qui circulaient parmi ses proches. En réalité, le fait de se fâcher ou d’abandonner quelqu’un était la conséquence d’une série de notes patiemment archivées où Ioanide enregistrait tous les péchés de celui (ou celle) qui allait être pénalisé. Le seuil critique une fois atteint, le verdict tombait sans appel. Sur ce point Pierre Costal , un jeune lettré étudiant également, lui avait servi de modèle ; celui-ci comptabilisait sans pitié les minutes de retard de ses amies et, au bout d’un cumul d’une demi-heure, il les quittait sans explication.
Ioanide n’était attiré ni par la Renaissance française revisitée, à l’usage des mairies de province, des pavillons campagnards ou des ateliers d’artistes, ni par les versions multipliées du Petit Trianon déguisé en résidence sophistiquée, ambassade ou banque. Par le choix du thème, Ioanide accomplit le seul acte de non-conformité avec les canons et les coutumes de l’école. Le traitement d’une portion de ville, comme il le dira par la suite en parlant de Bucarest ¬– dimensions amples et problèmes intéressants, mais aussi intégration de façades d’apparence sévère dans l’ordre classique grec – annonce une vocation certaine au détriment des interprétations que privilégiait Quai Voltaire.

Traduit du roumain par Constantin ZAHARIA

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