J’ai commencé à aimer Eminescu avant même de le comprendre. J’avais sept ans lorsque j’ai entendu un enfant réciter « Somnolents oiseaux » et je ne voyais pas à qui le poète disait de dormir en paix, puisqu’il s’adressait à un singulier, il ne s’adressait donc pas aux oiseaux. Lisant d’autres de ses poésies, je constatais, sans y comprendre grand’chose, qu’elles me plaisaient tout de même. Il y avait là un ondoiement du vers, comme un bercement, entre le soyeux et le cristallin, qui emplissait mon être. Plus tard, à l’adolescence, c’est Eminescu qui a modelé mes premiers frissons devant le visage d’une femme et dans la contemplation de la voûte céleste. Le manuel scolaire de Gheorghe Nedioglu, dans la seconde moitié des années trente du siècle dernier, m’a surpris par la position centrale qu’y occupait Vasile Alescandri, laquelle semblait due en bonne mesure au rôle majeur qu’il avait joué dans le recueil et la mise en valeur du folklore. Les variantes Alecsandri de « Mioriţa » et de « Maître Manole » avaient la priorité. Eminescu était présent par ses « Épigones » et par sa « Troisième lettre », et je trouvais dans ses parages immédiats Alexandru Vlahuţă, ses vers admiratifs adressés à Eminescu (« Je ne cesse de relire ton livre magistral / Quoique je le sache par cœur… ») et des fragments de sa Roumanie pittoresque.
Vint toutefois l’an 1941, et l’Histoire de la littérature roumaine, des origines jusqu’à nos jours de George Călinescu. Dans une Roumanie dont l’unification avait eu lieu seulement vingt ans plus tôt, qui se cherchait donc encore et se construisait une nouvelle identité, une autre vision apparaît ici, où le chapitre consacré à Eminescu est intitulé « Le poète national ». Călinescu poursuivait ainsi l’idée de Titu Maiorescu, selon lequel toute l’évolution de la poésie roumaine du XXe siècle serait placée sous le signe d’Eminescu. Ce dernier devenait manifestement un élément constitutif de l’identité roumaine. À ce moment-là aussi, certaines choses me dépassaient, chez lui, mais je sentais que sa langue roumaine sonnait autrement que jusqu’alors. Il m’était devenu clair qu’il répondait à un besoin pré-existant en moi, Eminescu arrivait sur un terrain de soif de poésie, qui s’est transformée en ce que je pourrais appeler aujourd’hui soif d’Eminescu. Avant tout, j’ai appris grâce à ce poète que, bien plus qu’un genre littéraire, la poésie est un état d’enchantement, un ingrédient sans lequel ma vie serait insipide.
En 1964, peu de temps avant de mourir, dans un discours sur Eminescu, Călinescu remplace « le poète national » par « poète national ». Il laissait visiblement la place à d’autres susceptibles de bénéficier de cette étiquette, mais il ne précisait pas moins : « le plus grand poète national, parce qu’il a exprimé de la meilleure manière, et de la plus complète, la spiritualité roumaine ».
Avant et surtout après Călinescu, une pléiade d’exégètes allait nous révéler les trésors de l’œuvre poétique eminescienne. Sont alors apparus, comme des produits collatéraux de cette exégèse, mais que certains se sont empressés de placer au cœur des débats, les superlatifs : « le poète sans égal », « universel », « génie », « symbole national », « l’être parachevé de la culture roumaine ». Le danger menaçait, que ces épithètes (qui avaient leur légitimité dans le contexte qui leur était propre) se propagent dans les manuels, sur les murs des écoles, dans les célébrations officielles, dans les médias de masse, et qu’elles occultent l’assimilation de sa poésie, transformant le poète en monument à contempler. Au lieu d’un Eminescu en vie, nous risquions de n’avoir qu’une statue. La grande responsabilité de l’école, consistant à éduquer chez les nouvelles générations la soif, l’envie de le lire et de revenir à lui, fut soumise à dure épreuve. Des élèves de plus en plus nombreux en sont arrivés à le réciter sans le comprendre ni même en ressentir le besoin. Eminescu n’est pas un poète facile ; les examens scolaires, le baccalauréat, l’ont réduit au stéréotype, au cliché.
Nous ne pouvons pas prévoir de quelle manière notre nouvelle civilisation peut modifier notre perception du monde, ni de quelle manière l’apparent « déficit d’affectivité » des nouvelles générations peut influencer leur besoin de poésie ; n’importe quel créateur doit faire ses preuves de résistance au temps. La spiritualité d’un peuple n’est pas quelque chose de figé, elle se trouve dans une dynamique ininterrompue. Nous restons redevables d’Eminescu aussi longtemps que nous ne facilitons pas aux nouvelles générations l’accès à ce qu’il a de plus profond ; mais la résistance d’un créateur au temps demeure un pari de l’histoire.
On a lancé avec faste, il y a quelques années, les Cahiers manuscrits d’Eminescu, présentés comme un événement d’importance nationale. Mais l’impact de cet événement est pour l’instant dérisoire, les revues culturelles ne lui ont guère accordé d’attention, et l’exégèse eminescienne ne donne pas plus l’impression d’avoir besoin des Cahiers en question. Serait-ce que la culture roumaine n’est pas prête à les mettre en valeur ? Pensons au contraste avec la publication en France, il y a plus longtemps, des Cahiers en fac-similé de Paul Valéry, dont l’impact culturel fut immense.
Voilà dix ans qu’une équipe dirigée par le professeur Dumitru Irimia, de l’Université de Iaşi, a publié le Dictionnaire du langage poétique eminescien. Les concordances des poésies anthumes (éd. Axa, Botoşani, 2002). Un ouvrage de plusieurs milliers de pages, qui réalise une radiographie des poésies anthumes eminesciennes, en nous offrant la possibilité de faire le lien entre les aspects locaux et globaux. Toutes les grandes cultures ont élaboré ce genre d’outils pour leurs écrivains les plus importants. Mais chez nous, l’exégèse eminescienne donne l’impression que ce Dictionnaire est venu trop tôt, qu’il l’a surprise en manque de préparation pour le mettre en valeur.
Peut-être la dette la plus douloureuse qu’il reste à avouer envers Eminescu est-elle que nous ne pouvons pas le montrer au monde. Les tentatives d’équivalents de sa création poétique en d’autres langues ne le rendent pas, quelque chose d’essentiel se perd. Eminescu dépend trop de la langue roumaine pour pouvoir en sortir. Par la manière dont il l’a enrichie, il n’a fait qu’accentuer cette dépendance.
traduit du roumain par Nicolas Cavaillès