SOLOMON MARCUS Un Roumain à Paris : Basarab Nicolescu

Basarab Nicolescu semble avoir été programmé pour illustrer ce tiers inclus si important dans sa vision du monde.
Dès la période où il était élève, si l’on demandait où situer Basarab, dans les sciences exactes ou bien dans les humanilleries (en ce temps-là un autre langage avait cours), dans le réel ou bien dans l’humain, et si pour tous les autres élèves l’on pouvait répondre selon la logique du ou bien… ou bien, il fallait dans le cas de Basarab répondre et… et. Il est resté fidèle à lui-même jusqu’à aujourd’hui, et continuera sans doute.
Je ne répéterai pas ici un événement de la jeunesse de Basarab qui illustra à jamais cet et… et, je me référerai plutôt à ce qu’a signifié Paris pour lui. Songeant à ce thème, j’ai constaté que nous n’avons pas encore (personne n’est encore apparu pour le faire, sans doute) une vue d’ensemble sur la relation des Roumains avec Paris. J’essaierai seulement d’esquisser un fragment de cette relation, à travers l’exemple de Basarab.
Il y eut, avant l’heure où Basarab a lancé la transdisciplinarité, en 1987, des étapes préparatoires qui ne sauraient être conçues sans l’atmosphère parisienne. L’air que Basarab a respiré à Paris a été essentiel dans son cheminement vers ce qu’il est. J’évoquerai sa relation avec Stéphane Lupasco, et la Déclaration de Venise de 1986 – document extraordinaire, qui à l’époque ne pouvait pas être traduit en roumain, je crois, mais qui ne l’a pas été non plus par la suite (si je ne m’abuse). Je me souviens que, sur mon exemplaire de ce livre, Basarab a écrit : cette tentative de compréhension d’un monde complexe, et c’était là exprimer l’essentiel, en réalité, puisque Basarab ne fait depuis lors rien d’autre que ça.
Si nous prenons tous les Roumains qui ont précédé Basarab à Paris, il est très intéressant de remarquer que Basarab ne répète aucun d’entre eux, mais qu’il a des rapports particuliers avec chacun d’eux – chose qu’il faut bien comprendre pour nous rendre compte de ce qu’il a continué et de ce qu’il a initié. Tenez, par exemple, j’ai l’impression que l’on n’a jamais prononcé ici le nom d’Alexandru Proca, ce physicien roumain qui, selon certains, est la figure la plus importante que les Roumains aient donnée à la physique. Basarab Nicolescu est puissamment lié à Alexandru Proca, parce que Basarab vise à connecter l’infiniment petit et l’infiniment grand, la mécanique quantique et la théorie de la relativité, soit précisément ce que faisait Alexandru Proca. Autre exemple, le manifeste de la transdisciplinarité. N’y a-t-il pas déjà eu un Roumain de Paris qui ait lancé un manifeste ? Tristan Tzara, évidemment. Certes, il l’a fait en Suisse, mais il est monté à Paris aussitôt après, pour le promouvoir. Cette vocation au manifeste est très importante, et j’avoue que, lorsque j’ai participé au premier congrès de la transdisciplinarité, au Portugal, j’imaginais en arrivant participer à un congrès scientifique ordinaire ; j’ai finalement assisté à bien plus que cela. Basarab était programmé pour lancer à ce congrès un manifeste. Et il l’y a lancé.
Autre exemple, ce trait commun à de nombreux Roumains de Paris : l’anti-establishment. Cet anti-establishment ne fut pas seulement propre à Tristan Tzara, dont on a beaucoup parlé. Il fut aussi propre à Spiru Haret, longtemps auparavant. Pour la première thèse de doctorat jamais soutenue par un Roumain à Paris, il défendit l’idée de l’instabilité du système solaire, à un moment historique où tout le monde parlait de sa stabilité. Cet anti-establishment fut aussi, à mes yeux, le propre d’A.D. Xenopol, dont la théorie de l’histoire fut lancée à Paris. Le propre, également, du mathématicien Dimitrie Pompeiu, dont l’idée très paradoxale était – sans entrer ici dans des questions trop techniques – de parler de comportement régulier sur un ensemble d’endroits irréguliers (j’emploie une métaphore pour éviter tout langage mathématique) ; ou bien encore, d’un Florin Vasilescu, ce Roumain que Georges Bouligand appelait le roi du potentiel, qui était cité par tous les classiques de la science française, par un Henri-Léon Lebesgue, par exemple, et qui lui aussi a défié le monde scientifique par un énoncé choquant : toute fonction est la limite d’une suite de fonctions continues en tout point où la fonction est continue. Ou bien encore, de Simion Stoilow, qui lui aussi soutint sa thèse de doctorat à Paris, apportant un nouveau point de vue, ouvrant un nouveau chemin à la théorie des fonctions, la perspective topologique.

(Allocution prononcée lors de la Session du 12 novembre 2012 de l’Académie Roumanie, dédiée au 70e anniversaire de Basarab Nicolescu, membre d’honneur de l’Académie Roumaine.)

traduit du roumain par Nicolas Cavaillès

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