QUI ÉTAIT
MARIANA CELAC?

Catherine Barthel Berindei
Alina Ledeanu
Édith Lhomel
Ion Vianu

 

ÉDITH LHOMEL: Bonjour, Alina ! Bonjour, Monsieur Vianu ! On va dire Ion…
ION VIANU: « Ion », Édith !
É.L.: Je crois qu’on se connaît beaucoup plus par des préoccupations communes.
I.V.: Effectivement.
É.L.: Voilà. Je ne sais plus si l’on s’est vu, il y a longtemps.
I.V.: Dans les temps héroïques, peut-être.
É.L.: Mais nous sommes toujours là.
ALINA LEDEANU: Ce qui est essentiel. Bon, on attend Catherine. Ion Vianu me demandait ce qu’on allait faire, ce que j’avais conçu comme format de cette rencontre. Chère Edith, étant donné que vous connaissiez Mariana mieux que nous tous, mais moins le roumain, vous n’aviez pas pu lire le numéro, je vous propose de continuer à dresser le portrait moral et des « exploits » de Mariana, pour que les autres qui vont lire la transcription de cet enregistrement, dans un second volume, puissent comprendre qui elle a été et pourquoi on la propose comme «une grande contemporaine». On évoque en ce moment la crise des modèles, la crise des valeurs en Roumanie. En même temps, il y a une hémorragie, une inflation de dissidents, de héros qui se proposent eux-mêmes comme tels, opposée à la discrétion de ceux qui ont fait bouger les choses dans la direction démocratique, voir le moment 89 et après. Et, malheureusement, on connaît très peu de choses sur Mariana.
    À vrai dire, cette rencontre, c’est un faux lancement. En fait, nous parlons de Mariana et essayons de la révéler encore plus à ceux qui veulent la connaître. Dans le premier volume, je suis parvenue à dresser son portrait à travers quelques interviews, qui sont exceptionnelles, et dans lesquelles Mariana se livre. Elle l’a fait pour la première fois dans l’interview de Ion Bogdan Lefter, un mois avant sa chute, sa maladie. Elle y parlait non seulement de sa biographie, mais aussi de ses « exploits » – le terme m’appartient. Il y a ensuite deux autres interviews remarquables, réalisées par Horea Murgu et Mihai Bodea, sur la création du Groupe pour le Dialogue Social (GDS), qui racontent ce que la société civile a essayé de faire tout de suite après 89 et ce qu’elle est parvenue à faire. Avec, à la fois, une franchise extraordinaire et une grande élégance, Mariana a parlé de ce que ce groupe aurait dû être, de ce qu’il s’était proposé à ses débuts et de ce que le GDS  est parvenu à réaliser dans vingt cinq ans d’existence.
    Il y a ensuite une interview enregistrée dans son appartement par le jeune artiste visuel Mihai Bodea, un photographe-cinéaste, qui invite Mariana à parler de sa vie d’architecte et des choses peu connues sur elle-même. Mais, c’est assez peu, je crois, par rapport à ce que Mariana représente.
    Et, enfin, je me suis proposée de partir de cette grande surprise que j’ai eue tout de suite après 89 : nous étions toute la rédaction dans la résidence de Coen Storck, l’Ambassadeur des Pays-Bas en Roumanie, c’était juste avant les premières élections libres et nous étions partagés, pour ou contre Iliescu, des variantes, etc. ; d’un coup, Coen Storck nous a posé cette question : « Mais pourquoi vous ne pensez pas à une femme, à une femme vraiment exceptionnelle ? Moi, je vois très bien Mariana Celac comme présidente de la Roumanie »… Mariana, en commentant cet épisode plusieurs années après, m’a dit : « Est-ce que tu me voyais en tant que présidente, moi ?! »… Le fait que des représentants des démocraties occidentales voyaient Mariana en tant qu’élément-clé du changement démocratique en Roumanie veut dire énormément de choses.
    Voici un point de départ pour d’éventuels témoignages sur Mariana : Des moments révélateurs sur elle, un portrait moral… pas seulement des faits, ou les deux à la fois, des éléments qui pourraient compléter ce que le premier numéro a déjà livré.
    Mariana, on l’a dit maintes fois, était d’une discrétion formidable tout en étant consciente de sa valeur. Ce n’était pas à elle, mais aux autres de révéler publiquement sa personnalité.
CATHERINE BARTHEL BERINDEI : Je viens juste d’arriver…
A.L.: Bonjour Catherine. On parlait de l’extraordinaire discrétion de Mariana, de ce que le premier numéro est parvenu à faire. Malheureusement, Édith, qui connaît moins le roumain, n’a pas pu lire que le sommaire, les titres. Je pense que cette rencontre pourrait compléter ce que la revue antérieure a proposé. Avec le peu de choses que nous connaissons sur Mariana, nous allons essayer de faire comprendre sa personnalité extraordinaire, les choses qui ont fait bouger la Roumanie dans une certaine direction et dont Mariana a été un moteur sans que nous, les autres, nous l’apprenions, et dont il vaut la peine d’en parler… Des témoignages, un profil moral à compléter. Europa Liberă [Radio Free Europe] a été aussi un appui extraordinaire pour Mariana. Par exemple, vous, Catherine, et Mihnea Berindei, vous connaissiez des choses ignorées par les autres et qui méritent d’être connues.
ÉDITH LHOMEL: Bonjour, Catherine ! Beaucoup d’émotion !
A.L.: En effet…
É.L.: Ion, vous voulez, peut-être, réagir d’abord.
I.V.: Je suis tout à fait d’accord que Mariana était une personnalité exceptionnelle, inclue matériellement dans sa vie d’architecte, mais aussi de par ses qualités humaines, qui étaient tout à fait hors du commun. Vous avez parlé de son action au sein du Groupe pour le Dialogue Social et du modèle qu’elle proposait, en la comparant à d’autres personnalités qui se sont manifestées ces trente dernières années.
    Moi, je pense que Mariana était essentiellement un caractère non polémique. Elle agissait par l’exemple, et toute sa personne était régie par ce désir de ne pas faire la morale, d’agir de telle manière que son modèle d’action puisse provoquer le désir d’une action similaire…
    Je vais commencer par une anecdote, quelque chose qui ne comptera pas dans l’aperçu de son œuvre, mais qui est néanmoins très significatif. Dans la première décennie de ce siècle, Mariana était proche du directeur de l’Institut Cervantes à Bucarest, Ioana Zlotescu. Sa présence à l’Institut Cervantes de Bucarest était précieuse pour l’Espagne et aussi pour tous les intellectuels roumains qui se sont abreuvés aux riches sources qui peuvent nous offrir la culture espagnole. Quand cette dernière s’est réinstallée à Madrid, elle a subi un désastre, son appartement a pris feu – il a brûlé jusqu’à ses derniers restes. Et il s’est passé deux choses : d’un côté, son appartement a été entièrement détruit et, de l’autre, un précieux bijou que lui avait légué sa mère, un brillant d’une certaine valeur, a disparu dans l’incendie. Mais le brillant ne brûle jamais, il y a même une publicité à ce sujet… Un ouvrier qui se trouvait là-bas, en raclant les restes du parquet, l’a retrouvé. On peut se demander pourquoi je raconte ça. Eh bien, parce que la même chose s’est passée sur le plan humain. Mariana, qui avait connu Ioana Zlotescu, sans être de ses plus proches dans sa période roumaine de fonction à l’Institut Cervantes, a pris l’initiative d’aller à Madrid pour aider Ioana et elle s’y est installée pendant six semaines pour refaire son appartement, comme ça, par pure générosité, sans aucune perspective d’un retour quelconque. C’était ça, Mariana, c’était la bonté dans l’acte. Ce n’était ni la théorie de la bonté, ni l’initiative purement intellectuelle, purement mentale. C’est l’histoire que j’ai voulu raconter.
    Sur le même plan, je peux dire que l’action de Mariana était toujours dirigée vers un but… Un jour, j’ai participé à une réunion dans une librairie, à l’occasion de la parution d’un de ses livres, on parlait de la circulation à Bucarest. Il y avait beaucoup de gens qui avaient beaucoup d’idées : des pistes cyclables pour rendre la circulation plus fluide, etc. Elle a été là tout le temps et s’est tue, elle n’a pas dit un seul mot. Et, à la fin, quand elle s’est levée, je suis allé lui dire bonjour, et lui ai demandé : « Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? » Elle a dit :
« Je ne vois pas pourquoi on veut des voies de circulation dans la ville, du moment qu’on arrive dans un lieu catastrophique. Ce qui compte, c’est la vie des gens, la vie la plus immédiate des habitants de Bucarest. » Et ça, j’ai compris plus tard en lisant un de ses articles où elle expliquait comment elle entendait modifier la ville, non pas en faisant des ensembles gigantesques de type socialiste, de grands quartiers avec des blocs, mais des habitations à taille humaine, même si très modestes. Des villes où chacun puisse se sentir chez soi, en ayant un minimum de confort. C’était organique, pour elle, c’était une façon de penser, de parler qui était organique, c’est-à-dire agir, ne pas parler, loin de toute polémique, donner l’exemple sans aucune morgue, absolument, parce que la morgue lui manquait complètement. Si l’orgueil devait être une qualité, alors elle ne l’avait pas, voilà.
A.L.: C’est elle, on la reconnaît tout de suite, bien sûr.
É.L.: Il est vrai que, bon, je souffre de ne pas lire le roumain… je le devine, je devine la langue roumaine, c’est plus intuitif que savant, mais je pense que les photos sont vraiment très, très chouettes parce qu’avec toute la simplicité, la modestie et l’humilité de Mariana, on va dire qu’elle est photogénique, c’est-à-dire qu’on la voit à travers ces photos, on devine le personnage alors, bien sûr, on peut faire une jonction, si on la connaît, ces photos lui ressemblent vraiment, et l’environnement aussi. Donc j’ai été frustrée parce que j’ai feuilleté le livre plusieurs fois et je me disais : « Ah, je dois comprendre sa jeunesse, son enfance, son lieu de naissance », enfin il y a tant de choses passionnantes dans cet ouvrage, je n’en doute pas, mais quand même j’ai été nourrie à la fois par les photos que par les mots saisis à la volée. Donc, vous voyez, c’est déjà un livre qu’on peut mettre entre les mains des gens qui ne lisent pas le roumain, mais qui peuvent le «sentir».
    Je voulais réagir en fonction de ce que vous avez introduit, Alina… Justement, on peut faire de Mariana, à la fois, le portrait d’une anti-héroïne et d’une héroïne parfaite. C’est-à-dire qu’à l’heure, c’est très commun dans beaucoup de pays, que les dissidents naissent comme de l’herbe, après-coup, et on en voit apparaître dans tous les sens, et c’est tout à fait aux antipodes de ce qu’était Mariana. Je pense qu’elle aurait été très fâchée de voir ce livre arriver au moment où elle était encore parmi nous, parce qu’elle ne voulait pas ce genre d’hommage, que certains provoquent et que certains inventent même. Donc, ce serait peut-être une autre entrée, de faire d’elle une anti-héroïne à cet égard, bien sûr, au regard de ce que Ion vient d’énoncer, et sur lequel je pense qu’il y a un consensus manifeste entre nous.
    Mais, en même temps, je vais dire : « Qu’est-ce qu’une véritable héroïne ? » et je vais ajouter : « L’est-elle ? » On va essayer de changer peut-être le qualificatif parce qu’il est un peu difficile à utiliser.
    Et là, je rebondis sur ce que vous disiez aussi de l’anecdote – et qui n’est pas une anecdote – à l’ambassade des Pays-Bas. D’abord, de penser à elle comme à une future présidente putative, on a vu certaines femmes arriver à la présidence de certains pays… – on est dans la fable, là, mais dans une fable qui peut nous aider à avancer sur son portrait – pour incarner un consensus dans la fermeté, je pense que c’est ce que Mariana était, c’est-à-dire qu’elle savait réaliser des consensus, elle savait ne pas polémiquer inutilement, ne pas s’égarer dans des condamnations de tel ou tel, elle savait rester ferme sur les principes. Et donc, à cet égard, qu’est-ce qu’on attend aussi d’un homme d’État, une femme d’État, qu’est-ce qu’on attend, dans un pays qui est complètement tourneboulé ? Je veux dire que ce n’était pas qu’une boutade, à mon avis, de la part de l’ambassadeur, et je ne rentrerai pas plus loin dans d’autres parcours que j’ai personnellement, mais la vie m’a appris aussi que quelquefois ce sont les gens les plus discrets qui sont les plus à mettre en avant et qui pourraient réaliser quelque part la paix, ce qu’on appelle la « paix civile ».
    Parce que je pense – ça, c’est ma troisième remarque – que Mariana avait une foi, une véritable foi, dans l’intelligence de la société civile, même si elle a été très déçue, même si le GDS n’a pas été comme elle l’aurait souhaité. Et là, c’est intéressant aussi parce que, par-delà la personnalité de Mariana, on peut aussi apporter des choses sur ce qui est nécessaire et indispensable. Et donc elle avait une foi dans la société civile et je pense que, là-dessus, elle ne se faisait aucune illusion sur l’inefficacité, l’incapacité, l’inutilité de la vie partisane et de tous ses déchirements, etc. Mais ça, c’est un autre chapitre, on va revenir à Mariana, je pense que ce n’était qu’une boutade.
    Ma quatrième remarque, c’est par rapport à son portrait moral, vous disiez, des moments révélateurs de ce qui peut l’incarner. Moi, je pense qu’elle a repris cette remarque de Doinaş à la veille du prix Herder. On lui avait demandé de présenter son parcours, sa réplique a été : « Ce n’est pas à moi de le faire (mon éloge), c’est aux autres de le faire ». Je pense que c’est devenu un principe pour Mariana. C’était non pas d’être reconnue dans le sens d’être célèbre, mais être reconnue par ses pairs dans le sens de « légitimité ». Je pense que ce n’est pas à elle de se considérer comme légitime à faire telle chose, il faut que ce soit les autres qui considèrent qu’elle a fait quelque chose qui la rend légitime.
A.L.: C’est une nuance très importante, vous avez raison.
É.L.: Donc, pour l’instant, c’étaient ces remarques que je voulais faire. Après, peut-être, on va aborder plus tard le sujet que vous aviez évoqué, Alina, lors de l’entretien que j’ai eu avec vous, un endroit qui pourrait rendre hommage posthume à sa personne, à son parcours, enfin, figurer dans la ville. Mais bon, là, on est dans les honneurs, ce n’est pas ce qu’elle aurait souhaité. Après on y reviendra sur les moments révélateurs que je pourrais éventuellement évoquer.
A.L.: Merci, Édith.  Catherine, j’aimerais bien que vous interveniez.
C.B.B.: Je voulais raconter qu’il y a eu cette année, à Venise, une Biennale d’Architecture à laquelle je suis allée, comme je le fais tous les ans. Je suis allée au Pavillon roumain et j’ai interrogé les étudiants ou les stagiaires qui étaient là et qui s’occupaient du Pavillon, de l’entretien et de l’organisation, et là, j’ai tout de même était surprise de voir que personne ne connaissait Mariana. J’ai eu aussi des architectes, de jeunes architectes roumains qui sont venus habiter chez moi à l’occasion de la Biennale et qui, eux non plus, ne connaissaient Mariana, ils ne savaient évidemment pas ce qu’elle avait fait, n’avaient jamais entendu parler de l’Opération Villages Roumains, par exemple, ni de tout ce qui avait été fait au moment des démolitions à Bucarest, mais vraiment rien. Donc, c’est une mémoire qui n’existe pas, qui n’est pas là. Alors je me suis demandé : « Où est-ce que nous avons failli dans la transmission de cette mémoire, qu’est-ce qu’il y a qui n’a pas été fait, qu’est-ce qu’il y a qui n’a jamais été fait ? Pourquoi ce manque ?» Parce que j’ai l’impression que la mémoire ne se transmet jamais bien d’une génération à l’autre, c’est un peu la même chose pour la Shoah, comme pour beaucoup de choses similaires … on ne transmet jamais bien. Et je me demandais comment, par quels moyens, cette mémoire qui est essentielle pour la Roumanie, peut être transmise ?
A.L.: Il y a une question stupide, bête, qu’on m’a souvent posée, en parlant de Mariana : « Architecte ?! Mais qu’est-ce qu’elle a construit ? » C’est d’ailleurs un texte de Marius Marcu-Lapadat, un de ses amis et collaborateurs proches, qui parle de cela et qui y donne la réponse. Mais c’est une réaction bizarre, parce qu’il y a même des architectes qui posent cette question. Elle était une femme de paix, c’est tout à fait vrai, elle jetait des ponts, elle ne les cassait jamais. En même temps, elle avait le courage de dire et d’appuyer sur les mots exacts d’une manière brutale, sans ménagements et ça, c’est difficile à avaler.
I.V.: En même temps, je me dis que Mariana était quelqu’un de très apprécié dans les milieux des architectes, peut-être pas dans celui officiel. Je ne peux pas oublier, l’éloge particulièrement chaleureux de Şerban Sturdza, le président de l’Ordre des Architectes, lors de la présentation du livre de Mariana, au Musée de la Littérature Roumaine.  Je crois que la réaction que je viens de citer, que l’architecture était destinée en premier aux gens simples, aux gens pauvres, ne devait pas être très populaire parce que l’architecte est un artiste, il doit initier de belles choses, de belles maisons, des palais, des ensembles grandioses et… sa pensée, elle allait un peu à l’encontre de ce type de pensée. Mariana était surtout dévouée à l’idée d’habitation : comment habitent les gens, comment ils se sentent, comment ils vivent subjectivement leur habitat ?
A.L.: La pauvreté extrême fut un de ses sujets majeurs.
É.L.: Tout à fait, bien sûr. Je me souviens que parmi les actions qu’on a essayé de mener à l’Opération Villages Roumains après la chute du Mur, après des inondations monstrueuses qui avaient eu lieu dans certaines régions, on a essayé de faire ce que moi je ne voulais pas au départ, c’était de l’ordre de l’humanitaire. Je vois Catherine sourire… Nous, on voulait avancer sur la question de l’éthique, de la solidarité, de la citoyenneté, etc. mais parfois il fallait passer par de l’humanitaire pur et simple, parce que les personnes se retrouvaient sans logement. Et donc, là, justement, Mariana, elle nous a aidés toujours, avec tact et sans esbroufe, son idée était d’élever des maisons en pisé, enfin des logements de première nécessité, en pisé. Et, elle nous disait : « Mais, faites attention, le plus important, ce sont les toilettes, c’est l’eau, comment on va faire:, etc. ? » Donc elle était sur la pauvreté, l’extrême pauvreté. D’ailleurs, je me souviens, quand elle était dans le Conseil d’administration de la Fondation Soros, l’extrême pauvreté c’était un de ses sujets d’attaque aussi. Et parfois elle essayait me convaincre et elle me disait : « Mais tu sais quand même, je me souviens, au XVIIIe, au XIXe siècles, il y avait des sponsors, de grandes familles qui faisaient la charité, qui aidaient à ce que les gens sortent de l’extrême pauvreté ». Moi, bon, j’avais mes opinions : « Écoute, on ne va quand même pas prendre l’exemple sur ces grands aristocrates, etc. » et donc elle arrivait à me convaincre que le concept de charité n’était pas à 100 % erroné, parce qu’ils essayaient justement d’alléger, d’aider des gens dans l’extrême pauvreté. Mais avec un sens pratico-pratique, elle n’était pas dans l’idéologie, elle n’était pas dans la théorie, elle était terrain, sur le terrain.
I.V.: Or, cela n’apporte pas la gloire.
É.L.: Non.
I.V.: C’est la moindre des choses que l’on puisse dire. Moi, enfin, je me souviens d’avoir participé à des réunions du GDS où on parlait beaucoup de la misère dans les hôpitaux, des choses comme ça. Mais Mariana en avait une vision beaucoup plus radicale, et c’est de là que provient une partie de son originalité. D’autre part, c’est vrai que les élites, elle ne les portait pas dans son cœur, ce n’était pas son principal problème, d’où sa proverbiale modestie. Mais il m’est venu tout à l’heure à l’esprit qu’on pourrait comparer Mariana aux médecins aux pieds nus. Vous connaissez les «médecins aux pieds nus», en Chine ? Eh bien, on peut dire que Mariana en était un.
É.L.: C’est une très belle expression. C’est un très bel outil de communication, ça fait tilt.
A.L.: Elle a toujours vécu pour les autres.
I.V.: Oui.
C.B.B.: C’est la vocation de l’architecte, je dirais aussi.
A.L.: Tout à fait.
C.B.B.: En Roumanie, je pense que sa pensée était très urbaniste aussi, pas seulement d’architecte.
A.L.: Et vous avez vu probablement dans une de ces interviews que Mihai Bodea a enregistrée dans son appartement, où elle explique pourquoi elle a fait l’option de l’urbanisme plutôt que de l’architecture. Suivre le chemin de l’architecture, c’était admettre de travailler sur commande et elle repoussait tout à fait cela. Donc, ne pas être d’accord avec elle-même, c’était impossible pour Mariana. C’est pour cela qu’elle s’est dirigée vers l’action urbanistique plutôt que vers l’action proprement dite architecturale.
I.V.: Son grand amour, c’était la vie de Bucarest.
É.L.: C’est vrai.
I.V.: Elle connaissait cette ville comme personne d’autre. Même si je suis Bucarestois, en exil, mais Bucarestois passionné, je dois dire que j’ai beaucoup appris de Mariana. J’ai compris comment le problème de Bucarest a été de transformer une ville faite d’un jardin et d’habitations disparates entre les arbres et parmi les sentiers, en une ville moderne. C’est un problème que Bucarest n’a jamais résolu, mais dans lequel consiste aussi son charme difficilement discernable, mais certain pour ceux qui y sont nés et même pour ceux qui y habitent un certain temps. Elle était passionnée de Bucarest, c’est pourquoi elle s’est consacrée au quartier autour de Grădina Icoanei ( Le Jardin de l’Icône)] qui est un type même d’ensemble réussi, mais un ensemble de riches, que vous connaissez…
É.L.: Pardon, Ion, par rapport à cette entrée urbanistique, que Catherine vient de nous rappeler à juste titre, moi, j’ai deux anecdotes. La première, c’est que, quand elle est venue me voir dans ma ville d’origine, qui est dans le Nord de la France, qui s’appelle Calais, je lui ai dit : « Écoute, on va aller se promener, voir la mer, parce que la campagne est magnifique, et puis, tu sais, dans la ville il n’y a pas grand-chose à voir… », elle m’a dit : « Ah non, on va voir la ville ! On va se promener dans ta ville. » Elle m’a appris des choses, je n’avais jamais assez bien levé la tête. Mais vraiment, aujourd’hui je lui rends indirectement hommage parce qu’on a monté une association pour la zone industrielle, vieille, dans la dentelle, parce que c’est une ville qui a eu une grande histoire sur la dentelle, des usines à dentelle, et aussi l’entrée Art Déco, donc elle m’a fait découvrir les immeubles. Je ne peux plus me promener maintenant dans la ville sans pourtant… elle a hanté cette ville comme elle a hanté mes promenades dans Bucarest. C’est incroyable! Au point que, le dimanche matin,- car elle allait souvent faire ses photos le dimanche matin très tôt parce qu’il n’y avait pas grand monde –, de temps en temps, elle me disait : «Tu viens avec moi ? », je répondais : « Oui, oui, bien sûr ! », et j’étais très contente, presque fière. Il y avait des moments où elle ne me le disait pas et je sentais qu’il fallait qu’elle retrouve cette ville, son amour avec cette ville et son intimité en fusion, en synergie avec la ville le dimanche matin, pour aller faire ses photos. Et que, même je vais dire qu’il ne fallait pas la déranger, c’était tout à fait normal, je ne le prenais pas mal, c’était très profond. C’étaient des moments privilégiés qu’elle s’accordait avec son amour de Bucarest, et aussi avec cette urbanité qu’elle avait choisie.
C.B.B.: Oui, c’était vraiment une vocation et des choix très, très profonds…
A.L.: Il faut dire aussi que Mariana était très artiste, même dans la manière dont elle maîtrisait les mots ; rien n’était banal dans son expression, tout était frais, inouï dans sa phrase, le mot avait une forme, une force, on le sentait. Sa phrase était surprenante et puis la manière dont elle voyait les choses d’un œil artiste, que ce soit une œuvre d’art, que ce soit la chose la plus banale, tout ce qu’elle faisait, donnait l’impression que c’était de l’art. Et, bien sûr, elle se cachait bien derrière cette formule : « Je suis un travailleur manuel».
C.B.B.: C’était vrai aussi !
A.L.: C’était vrai ! Mais elle se cachait ainsi  en tant qu’artiste achevé,
É.L.: Moi, je voudrais revenir sur ce que disait Catherine tout à l’heure, sur la question de la transmission, de la mémoire, essayer de trouver les bons vecteurs, le mot est un peu vulgaire mais… les bons instruments pour transmettre cette mémoire. Il y a un travail pédagogique à faire, manifestement, peut-être, je ne sais pas, instaurer, parmi les écoles d’architecture, en première année, un petit exposé sur Mariana, je ne sais pas, je dis n’importe quoi, mais il y a des choses très élémentaires qu’on peut faire. Et je me posais justement la question par rapport à ces moyens et à ces vecteurs : elle a écrit beaucoup, elle a peu écrit ? Je ne m’en rends pas bien compte. Qu’est-ce qu’elle a laissé comme trace écrite ?
A.L.: Énormément. Il y a déjà une archive, qui se trouve à la bibliothèque de l’Union des Architectes et qui a été offerte par le frère de Mariana, l’Ambassadeur Sergiu Celac, une grande archive de documents ; il y a des manuscrits aussi. J’y ai trouvé par exemple deux pages d’une prose surréaliste. C’est une archive à organiser, à exploiter, à publier. Il faut publier des choses qui existent là, tant sur le plan professionnel de l’architecture, que sur le plan littéraire. Il y a, par exemple, des éléments qui conduisent à la forme finale de Ioanide, son livre… et puis, il y a aussi autre chose : elle était une formidable dessinatrice… Catherine, si vous le saviez…
C.B.B.: Non, je ne le savais pas.
A.L. : Une dessinatrice extraordinaire ! Ça vaut la peine d’organiser une exposition ! Il y a par exemple son cahier d’histoire de l’art, en tant qu’étudiante en architecture, où à côté des notes il y a aussi ses dessins, ils sont impressionnants (il y a dans ce numéro de Secolul 21 un texte d’Aurora Király sur ce cahier). Kázmer Kovács, un architecte et un ami très proche, m’a confirmé qu’elle était une dessinatrice achevée!
I.V.: J’ajouterais que la postérité n’est pas ce qui reste au moment de la disparition d’un humain, la postérité se construit en quelque sorte.
C.B.B.: Oui, tout à fait !
I.V.: La mort crée une espèce de stupéfaction, une espèce d’arrêt sur cadre, qui n’est pas la vraie vie future d’une personne. C’est très précieux qu’il existe une archive de Mariana et je ne doute pas qu’il se trouvera quelqu’un qui voudra l’exploiter.
É.L.: Et puis, sans en faire une partie majeure, il y a quand même aussi tout ce volet de ce que vous disiez tout à l’heure, Ion, des années héroïques. Il y a aussi à témoigner d’elle, de cela. Je veux dire… là, on peut retrouver, bien sûr, sa « patte », son courage derrière un certain nombre de documents. Alina, Christian Duplan a ce fichu de film, et qui, à mon avis, doit être à l’INA, l’Institut National de l’Audiovisuel. J’aimerais que ce soit lui qui fasse la démarche avec Vincent Giret, les deux journalistes qui ont fait ce documentaire ce documentaire sur Mariana et dont je parle dans mon article. Puis on peut parler, bien sûr, si Catherine trouve que c’est judicieux, rappeler aussi ses contributions à La Nouvelle Alternative, ces passages de témoins, avec ces articles qu’elle a fournis, etc. Je pense que c’est quand même un volet qu’il ne faut absolument pas oublier, et en mémoire à Mariana, et à la Roumanie elle-même.
    … Je me disais aussi, une question, totalement innocente, bien sûr, mais naïve, du côté de Mihai Botez, il n’y a pas de choses à croiser au pas ? À part les petits livres qu’il a publiés, à partir des États-Unis avec Dorin Tudoran ?
C.B.B.: Je n’en sais vraiment rien du tout.
A.L.: Je ne sais pas. D’autre part, il faut parler de cette dissidence où Mihai Botez a eu Mariana à ses côtés. Je me demande, c’est à vous de le dire, si la dissidence même de Mihai Botez, surtout dans sa dernière partie, aurait pu être possible sans la présence et l’appui de Mariana.
    Elle a toujours parlé d’une manière extraordinaire de Mihai Botez, de son héroïsme, non pas de son courage á elle.
É.L.: Je pense qu’il faut avoir l’approche uniquement qu’il s’agissait de deux dissidents d’importance, mais sans entrer dans leur union.
A.L.: Voilà, c’est exact. Mais ils ont été ensemble dans des choses extraordinaires, héroïques qu’il faut consigner.
C.B.B.: Oui, il y avait entre eux une solidarité sans faille, absolument.
É.L.: Oui.
A.L.: Mariana aimait l’idée d’une fontaine comme lieu de mémoire. J’en avais parlé avec elle : « Comment peut-on rappeler la présence de quelqu’un qu’on a beaucoup aimé, en désignant un lieu précis dans une ville ? » et elle disait : « Une fontaine ».
É.L.: Il y a encore des fontaines à Bucarest ?
A.L.: Il y en a encore très peu, on n’a pas la culture des fontaines.
É.L.: Au parc Carol, n’y-a-t-il pas une fontaine ?
A.L.: Il y a une juste au milieu de la place devant le parc Carol, qui est souvent sèche …
    Je vous laisse le dernier mot. On pourrait continuer de parler sur Mariana sans fatigue…
C.B.B.: C’est Édith qui l’a connue le mieux.
É.L.: Je ne sais pas, peut-être…
A.L.: C’est Ion Vianu qui le confirme.
É.L.: Moi, je voulais simplement dire que j’ai eu des clés, des explications, même si je n’ai pas pu lire le livre, c’est sans le lire, en le regardant et en le touchant, en le voyant, j’ai eu des explications. C’est vrai qu’elle n’était non seulement pas riche, mais elle vivait modestement, au point qu’elle vous imposait, quand vous apportiez quelque chose, de vous dire : « Il faut que ça soit bien mais pas trop, parce qu’elle va se fâcher »… Moi, je réfléchissais vraiment beaucoup avant de lui apporter quelque chose, à part la bouteille de vin, bien sûr.
A.L.: De vin rouge…
É.L.: À part ça, il fallait en fait ne pas être en trop, sinon elle était mal à l’aise, elle vous regardait de cet œil dur, là, qui vous figeait…
C.B.B.: Un regard… très aigu.
É.L.: Exactement !… Ou alors, on voyait bien que c’était une très bonne pédagogue, mais en même temps il fallait pouvoir dépasser le barrage d’être impressionné par ce regard.
C.B.B.: C’était très impressionnant !
É.L.: Oh, oui, très ! Un regard exigeant, très exigeant ! Et donc… à côté de ça, je ne sais pas comment elle faisait, je ne repartais jamais les mains vides de chez elle, jamais… J’ai voulu l’amener avec moi à Tunis et je l’ai oublié à la dernière minute – je m’en veux, parce que je l’ai oublié dans ma chambre –  elle m’avait offert un petit oiseau en poterie…, c’est comme un talisman pour moi. Par ailleurs, elle m’a aussi offert une fois, elle m’avait dit : « Prends ça ! Moi, je ne le porte pas, prends ça ! »… Un kimono. Elle l’avait confectionné, mais moi, j’ai pensé à autre chose… En plus, moi, je suis petite, donc j’étais très contente, mais, quand j’ai voulu le porter, je tombais, enfin ce n’était pas possible. Cependant, j’ai pu le donner et je suis très fière de ça. Ma fille a ce kimono de Mariana, c’est elle qui le porte… je pensais qu’elle l’avait ramené peut-être du Japon, je trouve qu’il lui correspond très bien aussi en termes de finesse d’exécution, de raffinement.
A.L.: Elle avait même assumé des éléments japonais, j’ouvre cette parenthèse pour dire qu’ il y a une archive de photos qu’elle avait prises au Japon, qui sont magnifiques et très bien organisées, dans des enveloppes portant son écriture très claire, très ferme, tout est organisé par thèmes. Mais il y a aussi autre chose : elle avait gardé de l’esprit japonais, dans sa manière de se vêtir il y avait toujours le petit col blanc à la japonaise. Elle avait toujours une sorte de fraîcheur, de propreté, autant extérieure qu’intérieure. Ce petit bord blanc autour de son cou, toujours ! Que ce soit une petite blouse sous un pullover ou, une ligne blanche sous n’importe qu’elle portait. Et aussi ses chemises blanches dont vous parliez dans votre texte.
I.V.: Elle, elle voulait vivre. Elle avait un amour inconditionnel de la vie, sauf peut-être la dernière semaine, quand elle l’avait abandonnée. Mais elle voulait vivre, je dirais, à tout prix, probablement qu’au fond de tout, comme source de tout, il y a cet amour de la vie presqu’inconditionnel qu’elle avait. Ce n’est pas exceptionnel mais pas très fréquent non plus.
A.L.: Mais pas n’importe comment ! C’est-à-dire qu’elle voulait vivre parce qu’elle avait des projets, et qu’elle aimait la vie !
C.B.B.: Elle savait être très joyeuse aussi, effectivement.
A.L.: Et lorsqu’elle avait compris que sa vie, telle qu’elle était devenue, l’empêchait d’être libre, elle s’est laissé mourir. Je n’ai connu personne d’autre qui eût cette force jusqu’au dernier moment.
    La même force pour vivre que pour partir. Et j’ai pris cela comme un désir de décider sur sa vie. Personne n’a pu lui enlever cette liberté !
I.V.: En fait, elle a toujours été libre !
A.L.: Voilà une manière de définir ce que c’est qu’une héroïne.
É.L.: Même si ce mot est très galvaudé.
A.L.: Oui, c’est vrai, mais c’est une formidable définition !
É.L.: On peut faire un travail de réhabilitation de la notion, grâce à elle !
A.L.: Nous pourrions, peut-être, terminer sur cette image, sur cette définition possible du terme, de la notion de héroïne.
I.V.: Merci, Alina, de nous avoir réunis.

 

 

Transcriere de GEORGETA CRISTIAN
În românește de SOFIA OPRESCU
ION BOGDAN LEFTER

 

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