L’opposition roumaine au régime communiste a toujours fait pâle figure comparée aux hauts faits de la dissidence des pays alentours. Et si les combats de Solidarnosc en Pologne, la résistance des signataires de la Charte 77 en Tchécoslovaquie ont participé au travail de sape qui, peu à peu, a miné les fondements du totalitarisme à l’Est, rares sont ceux qui oseraient affirmer que la dissidence roumaine, faite pour l’essentiel de rébellions individuelles, a joué un rôle dans la chute du régime de Nicolae Ceaușescu. Mais cette extrême atomisation de la société qui s’explique entre autres par un sévère encadrement policier et idéologique, par la duplicité de la hiérarchie orthodoxe, par le piège du nationalisme dans lequel nombre d’intellectuels sont tombés, ne doit pas conduire à sous-estimer l’impact de protestations plus subtiles qui procèdent aussi de la mémoire collective de la résistance au totalitarisme.
Ainsi, la contribution de la journaliste et écrivaine Monica Lovinescu, au maintien d’un débat culturel en Roumanie durant près de quarante années depuis la France, tout comme son parcours personnel, font figure pour ceux qui ont suivi, des années durant, ses émisssions de radio, d’une de ces formes de résistance discrètes mais obstinées.
Méfiante à l’égard des «nouveaux» dirigeants de la Roumanie post-communiste, elle s’interdira de retourner s’installer dans un pays, certes reconverti au libéralisme économique, mais néanmoins longtemps resté sous l’emprise de ceux qu’elle avait combattus.
Quant à l’oubli auquel, implacablement, l’exil expose, explique-t-il, à lui seul, le faible écho que suscitera l’annonce de la disparition, en avril 2008, de cet esprit critique et profondément libre ?
Un parcours littéraire tout tracé
Née le 19 novembre 1923 à Bucarest, Monica Lovinescu baigne dès son enfance dans une ambiance vouée à la littérature. Sa mère est professeur de français, son père, Eugen Lovinescu, critique littéraire. Célèbre durant l’entredeux-guerres, il est l’auteur, notamment, d’une Histoire de la littérature roumaine contemporaine qui continue, aujourd’hui, de faire autorité. Durant une vingtaine d’années, il anime un cénacle littéraire intitulé Sburătorul ainsi qu’une revue du même nom.
Très tôt, sa fille témoigne également d’un grand amour pour la littérature et le théâtre qui la conduit tout naturellement à des études de lettres à l’université de Bucarest. C’est là qu’elle rencontre Virgil Ierunca passionné, pour sa part, de poésie: ils ne se quitteront plus.
Son père meurt le 16 juillet 1943; la Roumanie est alors dans le camp des puissances de l’Axe. La place grandissante qu’occupe le Parti communiste roumain à partir de 1945 à la faveur de l’arrivée de l’Armée rouge s’accompagne d’une critique en règle de la littérature «décadente»; l’oeuvre d’Eugen Lovinescu figure parmi les cibles. En 1946, sa fille anime à son tour un cercle littéraire qui, rassemblant plus d’une centaine d’intellectuels et d’abord connu sous le nom des «amis d’Eugen Lovinescu», reprend très vite l’intitulé créé autrefois par son père. Aux lendemains de la guerre, Monica tient une chronique dramatique dans la revue Democratia du philosophe Anton Dumitriu (1905-1992) et devient l’assistante du dramaturge et écrivain Camil Petrescu. Nommé à la tête du Théâtre national de Bucarest en 1939, celui-ci est considéré comme le fondateur du roman moderne roumain.
Munie d’une bourse accordée par l’Institut culturel français, Monica Lovinescu se rend à Paris en 1947. Le pouvoir des communistes, désormais hégémonique en 1948, la dissuade de rentrer; elle demande l’asile politique qu’elle obtiendra quelques mois plus tard. Elle travaille alors pour diverses compagnies théâtrales à la production de pièces d’avant-garde (dont la fameuse Cantatrice chauve), fréquente des exilés renommés comme Eugen Ionesco et Emil Cioran, collabore à des revues littéraires mais aussi engagées telles que East Europe, Kontinent, Preuves, L’Alternative, Témoignages, Les Cahiers de l’Est (dirigé par le dissident et critique littéraire Dumitru Tsepeneag) ainsi qu’à des publications en roumain, éditées surtout aux Etats-Unis où la diaspora est très active (Luceafărul, Caiete de dor, Ființa romanească, Ethos, Contrapunct, Dialog, Agora). Elle n’a de cesse d’y dénoncer les violations de la liberté d’expression et la répression des milieux culturels en Roumanie, révoltée à tout jamais par le sort tragique de sa mère, Ecaterina Bălăcioiu-Lovinescu. Le 12 janvier 1950, l’appartement familial que cette dernière avait acquis avant la guerre au centre de Bucarest, est perquisitionné par la police politique. La bibliothèque paternelle est l’objet d’un véritable autodafé et la totalité des ouvrages brulés dans la cour intérieure de l’immeuble. Le logement est réquisitionné et sa propriétaire, contrainte de se retirer dans une pièce. Le 23 mai 1958, à l’âge de 71 ans, elle est arrêtée pour «insubordination à l’Etat» et condamnée à 18 ans de prison pour avoir, en fait, refusé de convaincre sa fille de cesser «ses activités subversives» et de collaborer avec le pouvoir en place. Elle meurt, le 7 juin 1960, d’hydropisie, le manque de soins ayant eu raison de sa santé.
De 1951 à 1975, Monica Lovinescu réalise des émissions littéraires et musicales pour la Radiodiffusion française; en 1962, commence une collaboration pour la radio Europe libre (RFR/RL) qu’elle mènera, contre vents et marées, jusqu’en 1992. […]