STEFAN AUG. DOINAS en dialogue avec MICHEL DEGUY

L’’Art du dialogue

Cher poète,|
Cher ami,

Stefan Aug. Doinas: Je vous propose un dialogue sur la poésie: un entretien capable d’éviter les exagérations des poètes eux-mêmes, mais aussi des critiques qui – dans un sens ou dans l’autre – ont faussé la vraie, la juste perception de cette démarche spirituelle.

«La poésie est en vérité quelque chose de divin», écrit Shelley, et avec lui tous les romantiques. Et il ajoute sans hésiter: «La poésie n’est pas, comme le raisonnement, un pouvoir qu’on exerce selon la résolution de la volonté. L’homme ne peut pas dire: „Je composerai de la poésie.“ Même le plus grand poète ne peut parler ainsi, car l’esprit en état de création est comme un charbon qui s’éteint, une influence invisibile, une sorte de vent inconstant; éveillé à l’état transitoire; cettte puissance surgit de l’intérieur, comme la teinte d’une fleur qui se ternit et change au cours de sa floraison; tandis que la part consciente de notre nature ne peut en prévoir ni la venue, ni la disparition».

De son côté, le grand poète lusitain Fernando Pessoa, vrai créateur de toute la poésie moderne portugaise, dit carrément: «Le poète este un simulateur». Et il s’explique lui-même: Je simule et je mens/ disent ils. Mais ce n’est pas vrai./ Purement et simplement je sens/ Avec l’imagination,/ Je rejette le coeur.

Voilà, deux positions extrêmes, deux vues complètement différentes sur notre sujet. Je me demande quel est notre point de vue, à nous, les modernes, sur cette chose alternativement glorifiée comme une «chose divine» ou présentée comme un simple métier de histrion?

Michel Deguy: Du Ion de Platon au Shelley que vous citez (et bien au-delà: à vrai dire jusqu’au surréalisme, et même encore aujourd’hui), le pathos de l’enthousiasme, de l’inspiration divine, fait la vérité reçue et recevable, la doxa qui sépare la poésie du reste. Doxa qui la met hors-jeu sous l’alibi de l’admiration pour son exception, répétant ainsi obstinément le geste de Platon qui l’excluait de la cité.

Le contre-cliché (fabrication de 1 000 milliards de poèmes à la Queneau, exercices oulipiens, etc.) est aussi puissant aujourd’hui, à contre-courant. Poison et contrepoison. Ces deux stéréotypes me déplaisent autant. J’estime que le pathos romantique du mage est obsolète, sans emploi: ne sert plus à rien. Et donc, devenu réactionnaire. C’est pourquoi dès Actes(Gallimard, 1966) j’avais écrit ce que j’entends par Muse, ou dans «muse»: «j’appelle Muse…». Rendant la monnaie de cet absolu. Echangeant la vieille invocation de la Muse avec ce qui en tient lieu, ce qui «m’inspire», à moi, un poème.

L’énigme psychologique de l’incipit reste entière. C’est ce que Valéry remarquait négligemment: «le premièr vers est un don des dieux…». Et comme il ne croyait pas au(x) dieu(x)… Ou: comment ce qui vient du plus intérieur (qu’on l’appelle cœur, âme, ventre…) semble donné, i.e. reçu, autrement dit procéder de ce qui est en dehors de moi!? Imprévisiblement (voir Rilke ou Mandelstam, ou d’autres). Appeler ça l’inconscient (depuis Freud) ou simulation (Pessoa), ça revient au même. Tout est bon pour provoquer cette «inspiration»: laudanum de Quincey, vin de Poë ou de Baudelaire, machinations rousseliennes, surréalistes ou linguistiques (le dictionnaire est aussi un bon truc), qu’importe l’excitant pourvu qu’on ait l’ivresse. («Exercice ou révélation, qu’importe», dit la citation de Cioran que vous me proposez plus bas…)

ªtefan Aug. Doinaº: J’ai trouvé ces lignes d’un critique français. Je vous propose de les examiner: «Le règne du connu a fait place à celui du connaissable, situé à l’extrême limite d’un mystère apprivoisé seulement par les mots: les mots d’autrui devenus les mots de cet autre qu’est le moi. […] L’irraison a ses raisons… Les mots, un à un, restent définis; les mots, accouplés, ne doivent pas se définir». Ces lignes sont dans la suite de la célèbre affirmation de Mallarmé lorsqu’il disait que la poésie se fait avec des mots, pas avec des idées, et il parlait d’une réelle «initiative des mots».

Croyez-vous qu’on peut réduire l’acte d’écrire des poèmes à une simple recherche et à une valorisation du seul langage?

Les mots ne peuvent pas prendre l’initiative. C’est le «sujet» parleur qui la prend, et la leur «cède». Il peut agiter le lexique «littéralement et dans tous les sens» (Rimbaud). Etymologiser, néologiser, emboîter, em-boutir, allitérer, rimer, anaphorer, multiplier les récurrences à tous les niveaux de «signifiance», etc. Ça ne suffit pas. Donc, pour reprendre vos mots: je ne crois pas qu’on puisse «réduire l’acte d’écrire des poèmes à une simple recherche et valorisation de langage». Le poème est un des modes de la pensée humaine.

Les exagérations contemporaines (emphase, diraient les Américains; hyperbole dirait le dictionnaire) sur l’absolu littéraire, ou le rêve, ou l’écriture intransitive, ou encore sur ce qu’ils appellent le silence ou l’imprésentable me paraissent s’équivaloir en ceci qu’elles cherchent à faire contrepoids (sur les plateaux de la balance du Jugement qui juge le site humain, dans une pesée que les hommes attribuent au dieu, mais qui est la leur) pour équilibrer les deux côtés. Lesquels? D’un côté la stupéfiante, submergeante, sidérante, extasiante, inépuisable surabondance du sensible (une «expérience» ou «vécu», ou «donné», ou de quelque nom qu’on l’appelle), cette détonation de l’insensé sensorium où nous sommes jetés (et la porte détone en effet dans mon dos, ou sur ma tête le supersonique dans le ciel du Liban: «Tu m’as fait peur!»), et nous sursautons en alerte continue (fracas dans la cuisine ou sur la pente du Stomboli, accidents, guerres, catastrophes miraculeuses), c’est tout l’excès de ce qui survient, la disproportion, ce que Blanchot appelle quelque part, parlant de Kafka, «le ruissellement du dehors éternel». De l’autre en effet rien que discours ordinaires, platitude de nos bribes stéréotypées, descriptions pauvres, tout cela n’est rien, une «misère» (comme le scande le barman de Robert Desnos dans la place de l’étoile), rien auprès de ce qui fut éprouvé. Il faut donc bien nous inventer un domaine réservé, une contrepartie, d’un autre côté encore, un abîme de profondeur au dedans un silence merveilleux ou une songerie sans borne…

ªtefan Aug. Doinaº: Le poète, sans doute, prend le langage au sérieux. Et E-M. Cioran, qui souligne cette chose banale, ajoute: «Exercice ou révélation, qu’importe. Nous lui demandons, nous autres, qu’elle nous délivre de l’oppression, des affres du discours. Si elle y réussit, elle fait, pour un instant, notre salut. «Venant de la part d’un sceptique désabusé de… «la tentation d’exister», une telle affirmation ne doit pourtant pas nous choquer. Est-ce qu’il y a vraiment une fonction sotériologique de la poésie?

Michel Deguy: «Affres du discours», dit Cioran. C’est bien vu. Words, words, words… Ou la Rede du philosophe allemand. Dont nous «sortirait» parfois l’entente grave d’un beau poème ou d’une belle prose, bien sûr. Car pour moi ce n’est pas la différence du poème avec le «reste de la littérature» qui importe, mais la différence de la littérature belle («le mystère dans les lettres» avec ce qui n’est pas elle). Mais le bavardage, le fond de la doxa diserte et dissensuelle est notre sort commun. Ce n’est pas parce qu’il y a la danse et sa prouesse qu’il faut mépriser la marche!

«Délivrance, fonction sotériologique»? Je me demande. Et dans un premier temps je réponds non, parce que ce serait trop facile. Refuge des superstitions, et des exaltations évaporées. Tous ces battements de cils parce qu’on écoute une lecture de poème! C’est du Bovary. L’humanité ne s’en tirera pas comme ça. Les poèmes libérateurs sont bien rares, et la preuve: nous sommes toujours et partout asservis; «comme si l’esclavage ne devait jamais cesser…»

Pourtant – c’est mon second mouvement – oui! Mais à condition de bien l’entendre. Dans la perspective «individuelle» (celle où, par exemple, parle le philosophe Alain au début de son livreLes Dieux, écrivant: «Un homme qui philosophait de la bonne manière, c’est-à-dire pour son propre salut, etc.»), les modèles ne manquent pas: entre mille, j’évoque le dernier volume de Proust qui dit son «temps retrouvé», sa félicité plus forte que la mort même, et son salut dans ce que nous appelons «l’écriture» (et que, lui, il appelle «les anneaux d’un beau style»); ou ce que nous savons de la vie de Mallarmé par sa correspondance, etc. Mais pourquoi ce qui «sauve» Proust sauverait les millions d’humains qui le lisent (et ceux qui ne le lisent pas)? Est-ce que c’est la gloire de Proust ou de Mallarmé qui les sauvent, eux? Alors l’humanité «ordinaire» est perdue… Que veut dire «devenir Proust» ou Mallarmé? Beaucoup s’y trompent. Leurre de la «fortune littéraire»… Il ne faut donc pas se tromper sur ce à quoi ils en appellent, qui n’est pas de concourir pour le prix Goncourt. Mais à une expérience, où la «poésie» (la littérature) signifierait pour chacun dans la solitude et l’anonymat la possibilité d’entrevoir une «illumination», comme dit l’autre, une jouissance pensive et loquace de notre être-au-monde… Une sagesse dans le, et grâce au, langage humain (zôon, logon, échon…). Peu s’en contentent.

Il y a une autre perspective «sotériologique». C’est celle où, à l’échelle des peuples, du «grand nombre», l’humanité est menacée. Celle de «l’habitation poétique de la terre» où tout le «genre humain» divisé en nations ennemies fait fausse route. Je l’appelle la perspective écologique. Le rôle que pourrait jouer la pensée (la littérature) conformément à sa fonction que j’appelle prosopopéïque (qui donne un visage, un aspect, à…) serait d’envisager et de faire envisager la Menace sous ses mille aspects menaçants. Il faudrait que le film en soit capable. Mais il ne consiste qu’en infantilisme américain qui ajoute plutôt à la violence, à la destruction, au carnage pornographique… Il y a beaucoup de chemin à faire parce que 99% des humains sont persuadés qu’on s’en tirera, que le risque n’est pas extrême, qu’il ne faut pas exagérer, et que «la Science» résoudra les problèmes… Néanmoins, notre tâche d’artistes demeure: représenter «la fin du monde», et dire ce que nous entedons par «habitation poétique de la terre», qui n’est pas une affaire de sédentaire ou de nomade.

ªtefan Aug. Doinaº: Je me permets de sugérer que la salut que peut nous apporter le poésie n’est pas autre chose qu’un état étrange pendant lequel – aux sources mêmes du phénomène religieux – se déssine une opposition, remarquée par Jules Monnerot, entre le surréel (comme experience intense de l’irrésistible) et le quotidien. Ainsi de cette exaltation qu’à subi – au seuil de la folie – Nietzsche à Turin, quand il se demandait s’il n’allait pas pouvoir devenir enfin ce qu’il était: quelque chose qui ne tient pas tant au fait de s’exprimer ou de représenter qu’à celui d’être.

ªtefan Aug. Doinaº: Je vous avoue avoir été terriblement confus lorsque j’ai lu ce vers d’Yves Bonnefoy: «L’imperfection et la cime…» Comment interprétez-vous une telle affirmation? Ne s’inscrit-elle en dehors de toute esthétique possible, de tout effort de la poésie?

Michel Deguy: C’est le point où nous différons sans doute le plus fortement. Car s’il s’agit bien d’être (et d’une intensification de l’existence comme celle dont parle Baudelaire courant derrière «le peintre de la vie moderne»; de sorte que je retournerais volontiers l’expression «être-au-monde» pour celle de «monde-à-être») et même s’il est vrai qu’on a pu dans toute la tradition «confondre» les deux sources de la religion et de l’art, je dirais qu’il faut les distinguer aujourd’hui. En tout cas, quant à moi, je les distingue, les sépare. Le «message» religieux (et angélique) consiste en injonctions paraboliques. La divinité commande en «soyez-comme» (comme des enfants, comme des pauvres, etc.).

Le poème fait des propositions comparatives (a est comme b); il étend des possibilités sur le monde (les «correspondances» de Baudelaire, dans un sens beaucoup plus radical que la «cœnesthésie»). Et ces propositions peuvent être refusées. (Elles le sont.)

D’autre part ce sont leurs dieux («Gott mit uns!»), chacun avec sa masse superstitieuse de zélotes prosélytes (Mollahs, etc.) qui disloquent l’humanité en haines réciproques («Mort aux infidèles», etc.). La tâche est donc de faire nôtre cette pensée de Nietzsche (puisque vous citez Nietzsche; c’est celui où je me tiens): «Si nous ne faisons pas de la mort des dieux un grand renoncement, et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte.»

La mystique poétique requiert une démystification vigoureuse ou dé-mythification. Comment en finir avec les mythes, tout en conservant la fable, c’est la tâche impossible qui nous incombe (dans la filiation de Kafka). C’est le sens général que je donne au motif nietzschéen de la sur-humanisation: en finir avec l’exploitation des hommes par l’Homme (dont le héros mythique, pseudo vainqueur perpétuel des «monstres» est l’Humanité parce qu’ils, chacun, n’ont pas compris que le monstre… c’est l’Homme).

ªtefan Aug. Doinaº: Quelle est votre position vis-à-vis de ces deux opinions contraires sur le rapport entre la philosophie et la poésie: l’une, celle de Benedetto Croce, qui dit: «Non seulement la philosophie n’a aucun pouvoir sur la poésie (Sorbonae nullum ius in Parnasso) qui naît sans elle et avant elle; mais quand la philosophie s’en approche, loin de lui donner naissance ou de la fortifier, elle lui apporte la mort; car l’une des façons de mourir, dans le monde de la poésie, c’est de tomber dans le monde de la critique et de la réalité.» Et l’autre, celle de Martin Heidegger, qui – en affirmant «Le penseur dit l’Être. Le poète nomme le Sacré» – souligne l’intérêt croissant que le philosophe accorde à la méditation sur la poésie et montre le chemin en interrogeant un grand poète pour qui la parole poétique apparaissait d’autant plus féconde pour la pensée philosophique que les initiateurs de la pensée grecque et de la pensée occidentale, Parménide et Héraclite, pensaient selon la mode poétique et non «scientifique».

Michel Deguy: Je ne suis d’entente ni avec l’un ni avec l’autre. Il faut se méfier de l’hypotypose (ou Allégorie majusculante) des genres: il est peut-être utile de faire comme si au cours des siècles récents quelque chose comme La Poésie était nettement distincte de quelque chose comme La Philosophie. Mais Parménide nous avait déjà laissé un «poème»; ou les proverbes d’Héraclite sont indivisément «poétiques et philosophiques», etc. «Un peu plus tard», quand Socrate interroge Ion, c’est l’altercation intrinsèque (si j’ose dire) entre poésie et philosophie, qui les unit à jamais. L’inquiétude de la poésie sur son être (en termes du questionnement «philosophique» en qu’est-ce que) appartient à son essence, à son devenir-elle-même. «Qui suis-je?»

Donc: non à Croce. Quant à Heidegger: «Trop tard pour les dieux»? Tant mieux. «Trop tôt pour l’Etre»? Ça ne s’arrangera pas. Je ne veux plus entendre parler du Sacré. Alors? L’intéressant est la relation, l’articulation de la poésie et de la philosophie. J’aimerais réinterroger tout cela à nouveaux frais. Selon trois axes:

a. Repartir du «Je sais que je ne sais pas, et rien» de Socrate (Apologie) pour voir si, du biais du (non)savoir, il n’y a pas entre l’ubiquité ascétique de la vue poétique (vision, si vous voulez) et la kénose phénoménologique («réduction» husserlienne, etc.) une affinité essentielle. Socrate comme Leopardi (ou autres) était sans état.

b. Repartir (cf. ma remarque ci-dessus, relativement à la logique poétique) du schématisme de la pensée figurante qui met en scène (imagination transcendantale) le «monde». Satropologie est intrinsèque à l’imagination logique qui met en scène son monde et son rapport à soi-même. Les opérateurs du s’orienter en elle-même de la pensée (Kant) sont les mêmes que ceux de son être-au-monde – qui lui reviennent (à elle, sur elle). Penser, parler, écrire: c’est le même. La pensée est imageante. Poésie et philosophie sont modalités du penser.

c. Repartir du Jugement. L’esprit exerce son jugement. La poésie consiste en propositions à prétention de véri-dicité. Je vous dois la vérité en poème, dit la pensée poétique. La vérité et la réalité se cherchent. Le juger est le milieu ajustant qui co-produit le réel et sa vérité ou une vérité pour son réel-avec. Le juger accorde.

ªtefan Aug. Doinaº: Plusieurs fois, maints critiques ont fait des rapprochements entre votre propre poésie et les «fragments» d’Héraclite. Quel est le vrai héritage poétique que vous avez reçu de ce penseur présocratique? S’agit-il seulement de l’exaltante alliance des contraires, dans laquelle résident la condition parfaite et le moteur indispensable à produire l’harmonie?

Michel Deguy: Venons-en à Héraclite.

Dans un premier temps, je vous répondrais qu’entre «mes» fragmentations et le modèle héraclitéen il n’y a aucun rapport. Pourquoi? D’abord, parce que toute cette affaire héraclitéenne dans les années ‘50–60 était hantée par Char. Dont j’ai subi l’influence «comme tout le monde»: c’est-à-dire pas plus que tout le monde; autrement dit rien du tout. Sans importance réelle. Deuxièmement, parce que c’est l’affaire heideggerienne, autrement dit, de l’herméneutique. L’important c’est l’interprétation. Le fait que pour trois mots de Héraclite (Êthos anthropô daïmôn… par exemple) il y ait 300 pages de «traduction» heideggerienne. Ça veut dire que le fragment, l’écriture fragmentaire (non pas quand on casse une chose intègre pour en faire un fragment comme le temps érode une statue, parce que lui, le temps, il a le temps, il est le seul à le pouvoir faire tranquillement, originalement, authentiquement; mais quand on ramasse, isole, comprime, réduit par cuissons successives une pensée récurrente, illimitée, en une «formule», etc.) n’a qu’un intérêt: sa condensation, son énigme, sa concentration. Diamant taillé ou radium irradiant pour toujours. Ce qui est intéressant dans le fragment bien tassé, bien obscur, c’est que ça fournit de la paraphrase à l’infini. De la «future vigueur» (Rimbaud). C’est tout un art, ce n’est pas le mien, sauf exception. Ce fut celui de Mallarmé (oui, le «sonnet» est un fragment). Calme bloc ici bas chu d’un désastre obscur. Concentré de «sens plus pur donné aux mots de la tribu». Mallarmé (à la différence de Valéry!) est paraphrasable pour toujours. Moi, j’écris en long et en large, et donc je ne suis pas aphoristique.

Mais, dans un deuxième temps, sur le fond, radicalement, «je suis héraclitéen» au sens où la pensée de la contrariété est la seule issue. Le paradoxe aporétique est la sortie de secours. C’est pourquoi j’écrivis ma lettre-poème à Octavio Paz pour ses 80 ans (cf. Energie du désespoir, PUF, 1998, p. 32).

ªtefan Aug. Doinaº: Mes réflexions sur le rapport qui existe entre la philosophie et la poésie m’ont amené à forger le concept de discours mixte. Historiquent, on a nommé ce type de texte «poésie philosophique», «Gedankenlyrik» etc. Mais je veux éviter de comprendre cette notion comme une pratique ordinaire, c’est-à-dire, comme une simple versification des idées. Lediscours mixte prend comme paradigme ce qu’étaient les textes des penseurs présocratiques, dans lesquels la méditation sur le monde une s’exprimait pas dans une formulation conceptuelle, mais dans une vision imagée. Pour moi, les deux exemples modernes du discours mixte restent Faust de Goethe et Also spach Zarathustra de Nietzsche. Et je crois que votre poésie-même serait aussi une bonne illustration de mon concept. Car le discours mixte n’est pas une pratique historiquement dépassée, équivalente des textes présocratiques, mais une manière de mariage entre les mots et les idées. Chaque mot dispose virtuellement de trois dimensions qu’il ouvre alternativent: il peut être un concept, une image visuelle ou une image sonore. Faire voir, simultanément, ces trois «dimensions», c’est tout le «mystère» du discours mixte. Je me fais fort de démontrer ce triple éclatement du mot dans votre poésie. Je crois que Maurice Blanchot a raison d’écrire: «L’image, dans le poème, n’est pas la désignation d’une chose, mais la manière dont s’accomplit l’obsession de cette chose ou sa distruction, le moyen trouvé par le poète pour vivre avec elle, sur elle et contre elle, pour venir à son contact substantiel et matériel et la trancher dans une unité de sympathie ou une unité de dégoût. […] Dans cette présence nouvelle, la chose perd son individualite; d’objet fermé par l’image, elle tend à se métamorphoser en toute autre chose et en toutes choses, de sorte que l’image première est, elle aussi, conduite à changer et, entraînée dans le cycle des métamorphoses, devient sans cesse un pouvoir plus complexe et plus fort de transformer le monde en un tout par l’appropriation du désir.»

Michel Deguy: Oui, toute cette réflexion aboutit à la notion de «Gedankenlyrik», ou discours mixte. Mais peut-être le syntagme de «discours mixte» ne convient-il pas. D’une part en effet, il me plaît, parce qu’il nous rappelle que l’impureté est première (avant la purification chimique… ou ethnique…) et c’est ce que j’ai répété tout à l’heure en «mêlant» philosophie et poésie. Mais il est faible, parce qu’il attribue au hasard, au mélange de n’importe quoi avec n’importe quoi. Il faudrait lui injecter des connotations positives comme quand on parle d’un mariage mixte qui serait une histoire d’amour. Autrement dit, l’impureté (le métissage) est à faire, à construire, à vouloir – en surmontant, traversant, dépassant et renversant la tentative (seconde, réactive) de la purification. Vous parlez de «mariage entre les mots et les idées». Pourquoi ne pas prendre ensemble la triade mots-idées-choses (dans la terminologie classique)? Et je suis d’accord pour parler de trois dimensions. On peut les isoler, «abstraitement». Il y a la dimension «anagrammatique», pour employer le mot de Saussure, qui intéresse le «signifiant» dans tous les jeux de «ressemblance» phonique et graphique (la «paronomase» très en général): il s’agit d’«allumer les feux réciproques» dont parle Mallarmé. Il y a dimension «imaginaire», très complexe: pour moi c’est le vecteur de la «référence» qui est en cause ici. Car la «référence» ne désigne par l’axe qui corrèle une perception actuelle avec son objet. Mais l’imagination – c’est par «imagination» que nous nous rapportons à ce qui n’est pas de l’ordre du langage, disons aux «choses», si par chose on entend «quelque chose», toute espèce de chose, grande chose, chose de choses, si j’ose dire, ce à quoi pense la pensée quand elle pense-à et qui souvent intéresse en même temps cette imagerie psychique, l’imaginaire de l’imagination psychologique (peut-être est-ce ce qu’Ezra Pound visait avec son terme de «phanopée». Toute cette protension vers un dehors (les corrélats de la conscience-de dirait peut-être un husserlien) où se (pro)jettent l’amour et les désirs, etc. Vous parlez d’image visuelle; je dirais: la relation au monde est «imaginaire».

Enfin la dimension que vous appelez ici «conceptuelle». Le devenir-concept.

ªtefan Aug. Doinaº: Je vous prie d’excuser l’abondance des citations. On peut toujours parler beaucoup de poésie en oubliant que la plupart des choses la concernant ont été déjà dites. J’ai voulu éviter de paraître ce que je ne suis pas.

Encore une fois, je reviens à ma première question. Comme vous le savez, Hugo Ball a inventé une espèce nouvelle de «vers sans mots». Exemple:

Gadji beri bamba

Glandridi lauli lonni cadori

Gadjama bimberi glassala

etc.

«Le poète prétend qu’avec ces poèmes sonores nous puissions renoncer au langage dévasté et rendu impossible par le journalisme. Nous devrons nous retirer dans l’alchimie la plus profonde du mot, réservant aussi à la poésie son domaine le plus sacré.»

En ce qui me concerne, je doute très fortement qu’on puisse aboutir de cette façon à autre chose qu’à compromettre ce qu’on veut justement glorifier.

Michel Deguy: Sur ce dernier point je ne peux qu’être bref. Je n’ai quasi rien à dire sur la glossolalie en général. Je ne veux pas en médire à cause d’Artaud ou de Hugo Ball. Un idiolecte strictement idiotique ne parle en aucune langue et donc ne s’adresse à personne d’autre. Pas d’entente commune. Est-ce un «langage» comme on parle d’un «langage des oiseaux ou des fleurs»? Il y a comme un mimétisme du bruit de la langue… C’est pourquoi les glossolalies d’Artaud font comme un «bruit de français». Un Anglais ferait un autre bruit. Mais la sonorité d’une langue déconnectée de toute pensée signifiante, «forcenée», n’intéresse (semble-t-il) qu’une espèce de goût pour la musicalité d’une langue. Mais la langue n’est pas la musique… Une glossolalie est intraduisible; donc «tautologique»; cercle qui «tourne fou»?

Share This Post